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Paul Dindon

Chambre 3

Au bal masqué

— En voiture Simone ! dis-je à Malia, ma co-voiturière pour cette virée au village pour le bal.

La soixantaine naissante, look baba cool qui pique un peu les yeux, elle s’inquiète pour Carabine et Paprika, ses deux phasmes qui partagent son chagrin. Olga les a quittés. C’était la perruche omnicolore de la famille.

Je sens chez elle, sous son extravagance, une blessure béante que les traits d’humour pataud qui me démangent peuvent picoter. Je garde mes boutades pour plus tard. Au détour d’un premier lacet, j’appuie sur l’embrayage et sur la touche empathie ; je nous trouve un point commun : un grain de folie, une araignée au plafond. J’éprouve de la tendresse pour les gens qui ne rentrent pas dans le cadre, qui débordent. La conversation est sage mais sincère. Nous évoquons Paris qu’elle connaît comme sa poche, du 14e arrondissement où elle vit avec sa ménagerie, de la rue Daguerre où nous nous sommes peut-être croisés lorsque j’habitais, dans les années 90, l’immeuble attenant à l’atelier de César.

À l’amorce d’un deuxième virage, nous remarquons une pancarte qui annonce la fête à Pollox avec force capitales d’imprimerie sur fond fluo. Sa joie non dissimulée à se mêler bientôt aux réjouissances qui devraient attirer, on l’espère, les locaux de kilomètres à la ronde, des vacanciers aussi, venus s’encanailler au bal du 14 juillet, est communicative. Je la préviens de ma cheville fragile après la chute au bord du lac qui devrait m’accorder un peu de répit mais pas trop.

La sonnerie de mon téléphone retentit soudain. Ma voiture d’emprunt ne disposant pas des dernières technologies – pas de Bluetooth et encore moins de port USB, j’allonge le bras pour atteindre l’appareil fixé sur un support brinquebalant, je fais glisser la touche verte pour accepter l’appel. C’est Sylviane qui prend des nouvelles de sa chère et tendre BMW 323i et accessoirement de son ami et employé. Le sort ne nous accordera pas de discuter plus amplement. La fixation lâche les ailettes de l’aération et tombe, avec le téléphone, aux pieds de Malia. S’ensuivent frôlements gênés, gesticulations pour récupérer l’appareil et puis. Le virage dangereux. Cri d’effroi de ma passagère qui empoigne mon volant. Conduite à quatre mains l’espace d’un quart de seconde. Nous roulons sur une bande de terre rocailleuse avant de retrouver le bitume et de maîtriser de nouveau la courbe de la route. Des sueurs froides devant le drame évité de justesse, je ne quitte plus la route des yeux. Elle et moi ne faisons plus qu’un jusqu’à destination.

Lorsque nous dépassons le panneau indiquant l’entrée de Pollox, je lâche :

— S’ils nous jouent un mambo, au bal, cette petite embardée nous aura mis en jambes !


C’est déjà l’heure de l’apéro au Castor et Pollox. Sur les tables qui ont envahi la place, des gens accoudés sur les nappes à carreaux racontent aux absents la retraite aux flambeaux en mode led et les feux d’artifice tirés la veille. On parle de la fête qui se prépare, du maire fraîchement réélu. On évoque aussi le braquage raté du Super U de Saint-Amour. On trinque à la santé de la caissière qui a fait fuir le filou en le menaçant avec un concombre. Un petit vent bienvenu agite les calicots tricolores tendus entre les deux platanes centenaires. Je reconnais le cinéaste incognito et l’aborde avec une entrée en matière convenue mais efficace :

— Je vous ai déjà vu quelque part.

— À la télé sûrement, dit-il flatté. J’y faisais la promo de L’Ibère sera rude.

— Vous savez qu’il y avait une actrice à l’auberge ?

Pour toute réponse, il m’offre un « hmm » vite éclipsé par l’arrivée tonitruante de Natou, tout en candeur, pluie de sequins le long du décolleté de sa robe rouge, perchée sur de très hauts talons et accompagné de son Toni, ténébreux, effacé.

— Vous devez être le fameux Toni de cette dame, dis-je en lui serrant la main, molle.

Je m’amuse à lui demander :

— Comment vont les affaires dans le Jura ?

— Hmm.

C’est une maladie, ces hmm. Dans les yeux de Natou, une lueur qui hésite entre la gêne et l’excitation – pour masquer la gêne. Je clos le bavardage en portant un toast à la carrière du cinéaste, à la santé des tourtereaux puis au bal qui ne tarderait pas à faire se trémousser une assemblée encore timide.

— Je vous prie de m’excuser, une dame m’attend pour danser.

Les premières notes de Besame mucho dans une version instrumentale et lascive de Perez Prado portent mes pas vers ma co-voiturière teinte au henné. Je ne m’étends pas sur le mambo exécuté à la va-comme-je-te-pousse – je n’avais ni la cheville ni la tête à ça. Depuis l’écart de route, me viennent des images de Sylviane qui attend mon appel. Accoudé au plateau de la buvette improvisée devant l’épicerie de la place, je lève mon verre à Natou que la Compagnie Créole vient émoustiller. Je me dis que la programmation musicale est…

— Éclectique, me répond la voix masculine venue se poser à côté de moi.

Aujourd’hui j’embrasse qui je veux, je veux
Devinez, devinez, devinez qui je suis
Derrière mon loup, j’embrasse qui je veux, je veux
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis)
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis)

Un gars, la quarantaine, barbe taillée, casquette gavroche vissée sur une tignasse châtain, m’accorde un sourire et… la notification d’une appli de rencontre géo-localisée qui apparaît sur mon téléphone portable :

— C’est la petite brune charmante ou son grand brun baraqué que vous observez ?

Celui-ci, je ne l’avais pas vu venir.

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