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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Allez Loulette

Farniente. Ce sera sans doute le mot du jour. Contre toute attente, j’ai commencé cette journée par une grasse matinée. Je n’ai pas le moindre souvenir d’une quelconque grasse matinée depuis que je suis revenu ici. J’ai débarqué encore embrumé de sommeil dans la cuisine vide, d’une grande maison silencieuse et déserte. Ça m’a fait comme une grosse angoisse tout d’un coup. Est-ce que j’avais juste rêvé tous les événements de ces derniers temps ? Ça m’a entraîné dans un de ces vertiges capables de vous coller la nausée. Jusqu’à ce que j’entende leurs rires cristallins, à l’extérieur. Elles étaient toujours là. Ouf. Toutes ces premières journées d’été ont bel et bien existé. Je les ai trouvées installées sur une grande couverture jetée au pied de l’un des platanes. Un panier avec des jus de fruits et une bouteille Thermos, du pain, du beurre salé et des confitures, des verres et des tasses. Léo assise en tailleur, ses longues boucles dorées cascadant sur ses épaules, un livre ouvert posé sur ses genoux. Et Charlie, vautrée sur le ventre, tournée vers elle, une brindille entre les dents, à faire jouer ses pieds en l’air. Tableau champêtre un rien cliché. Comme quoi, certains clichés ont tout de même du bon. C’est Léo qui m’a repéré en premier.

— Oh ! Un revenant ! On était sur le point d’aller vérifier si tu respirais encore, dis donc !

Encore incapable d’articuler quoi que ce soit, je me suis contenté d’un petit geste de la main. Charlie s’est redressée, sans rien dire, pour saisir une tasse dans le panier qu’elle a remplie généreusement de café puis m’a tendu à peine étais-je installé à mon tour sur un coin de couverture.

— Tiens, mon grand. Ton breuvage. Tout va bien se passer, tu vas voir. On va se taire au moins jusqu’à la moitié de cette tasse.

J’ai bien essayé de lui lancer un regard noir, mais le plaisir de les avoir devait sans doute imprimer un truc pas compatible sur mon visage, si bien que ça n’a pas pris. Bide intégral. D’ailleurs, alors que je m’apprêtais à plonger mon nez dans la tasse et noyer mon déshonneur dans le noir nectar, Charlie en a profité pour me dégager le front d’un bout de touffe hirsute pour y claquer une bise sonore. Elle reprenait ensuite sa position vautrée et sa brindille d’herbe, et Léo sa lecture à haute voix. « Les aventures d’Alice au pays des merveilles ». Hein ? Je. Non. Rien.

Aujourd’hui, je me suis demandé si le paradis ne pourrait pas se résumer à une grande couverture sous un platane. Les heures se sont écoulées, le panier a changé de taille et de contenu, les conversions sont allées bon train, Charlie nous a fait son numéro d’Auguste, faisant des roues et des pirouettes, jonglant avec les nectarines et les abricots, ses cheveux en vrac, les mêmes joues colorées que lorsqu’elle était gamine. Léo la dévorant des yeux entre deux éclats de rire. Elle est magique, ma frangine. Elle est balèze. Malgré son petit mètre soixante-quatre et ses cinquante kilos tout mouillés. Cinquante-deux, pardon. D’accord, oui. Tu n’es pas si maigrichonne. Et elle est bénie de savoir encore entretenir tout l’amour qu’il y a dans le regard de Léo. Comment font-elles pour être aussi heureuses ensemble depuis aussi longtemps ? Qu’est-ce que je n’ai pas compris dans le mode d’emploi ? Je l’ai pourtant bien lu, plusieurs fois, dans toutes les langues disponibles et que je pouvais comprendre. Aidez-moi, mes douces. Apprenez-moi, s’il vous plaît.


En fin d’après-midi, gorgés de soleil et de chaleur, nous avons fini par nous rapatrier dans la fraîcheur de l’intérieur. Nous sommes allés nous doucher. Enfin, je suis allé me doucher. Je sais qu’elles ont préféré se prélasser (très) longuement dans un bain. Je m’étais installé sur la grande table du salon pour coucher par écrit toutes les sensations éprouvées lors de cette belle, lente et douce journée, pour être bien certain de les retrouver si un jour je venais à les oublier. C’est alors que je les ai entendues rire et dévaler gaiement les escaliers. Au moment même où je levais la tête de mon carnet, elles me lâchaient en chœur un « tadaaaaaa ! », en virevoltant sur elles-mêmes dans leurs petites robes d’été à fleurs.

— Ah. Mais… Vous sortez ?
— Ça se voit, non ? Tu nous emmènes au bal.
— Wait. What ?
— Allez, Gaz’. Fais pas ton rabat-joie. Va te passer un coup de râteau dans ta tignasse et enfile une chemise. Tu dois bien encore avoir ça, non ? Pas un truc noir, ou à carreaux ou en flanelle, hein. Je suis certaine que tu as encore un résidu de ton ancienne garde-robe.
— …
— Et puis, c’est Toyo qui nous conduira par les petits chemins ! On roulera les fenêtres ouvertes, on mettra de la musique à fond et on chantera !

J’ai cherché de l’aide en dirigeant un regard de chien battu dans la direction de Léo. En vain. Elle se trémoussait déjà. Pas une pour rattraper l’autre. Je dois être maudit.

— Tu n’as jamais aimé les bals, Charlie…
— Clair. Mais je vais adorer celui-là, c’est certain. Allez !
— Allez, Gaston ! Emmène-nous danser !

Deux contre un. Plus de débat possible.

Une demi-heure plus tard, je lançais le Toyota à travers champ, projecteurs d’appoint en renfort. Charlie sortait alors de son sac une enceinte portable et son mobile, faisant glisser son pouce sur l’écran jusqu’à trouver enfin ce qu’elle cherchait à tout prix : « La Farce »

Évidemment, nous avons tous chanté le refrain à tue-tête.

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