Dans la nuit qui tombe, je me tiens au bord du lac, fixant les clapotis de l’eau, les filigranes d’ombre et de lumière. Légèrement mélancolique d’avoir fui les festivités et tellement contente d’échapper à la souffrance de me sentir autre parmi les autres, pas à ma place derrière ma plaque de verre. Dommage pour les gaufres mais, dans le Jura, il n’y a sûrement pas les chichi fregi que j’adore, ceux de l’Estaque, c’est donc moindre mal.
Je me dis que j’aurais pu demander à Gaston de m’emmener danser. Avec un vrai rendez-vous de 14 juillet. La première fois que j’ai aperçu Gaston en bordure des bois noirs, il était silencieux et intense, à l’écoute des instants, comme prêt à passer au revers des choses et se glisser sur des versants inexplorés. Poseur d’interrogations, comme il y a des poseurs de traverses et des poseurs de lignes. Là est ma confiance, dans cette sensibilité à la fois attentive et inquiète et plutôt bien baraquée, ce qui ne gâche rien. Je crois que lui aussi a compris que l’on ne peut pas revenir vers soi sans revenir vers l’enfance, même si ce voyage peut être difficile. Un éclaireur qui serait mon ami. Je me demande si Gaston danse, mais en fait je suis sûre que oui. Il surfe avec élégance un Land Cruiser sur les chemins de traverse, il a des croissants de lune dans les yeux, et il aime les oiseaux avec cette envie d’être du côté du vent. Impossible qu’il ne danse pas. Juste il ne le sait pas, peut-être.
Moi j’ai toujours aimé danser. Un temps j’ai été embauchée dans un cabaret. Avec mon bustier en plumes de colombe, c’était Vegas. Je dansais, je riais. Les travestis passaient leur temps à me raconter des blagues et à m’encourager. De cette époque où j’étais danseuse, je me souviens que j’aurais voulu lancer le couteau. J’ai un coeur à cran d’arrêt. Paf, droit dans la cible, fulgurant. La vie de cirque m’aurait plu. Un petit cirque sans animaux, seulement des chats pour le plaisir, allez donc faire travailler des chats, c’est perdu d’avance. Habiter une roulotte. Vagabonder puisque quand on ne sait pas où on va il est difficile de se perdre. Partir et revenir, comme les oiseaux qui voyagent.
J’en étais là de mes réflexions quand quelque chose ou quelqu’un effleure avec douceur mes cheveux. Dis-donc, me demande aussitôt silencieusement une voix : Si tu venais me rejoindre ? Tout aussi silencieusement je m’enquiers du lieu et j’entends la réponse tout aussi silencieuse : Juste à ta gauche, près de la rive, tu sais bien, sur le vieux tronc. C’est le Snurk ! C’est le Snurk ! J’ai rendez-vous avec le Snurk !
Il est là, je le vois. Pas d’extravagance, ni cornes ni grande gueule pleine de dents, ni queue de serpent. Le Snurk ce soir n’est guère plus gros qu’un écureuil mais plus rond, le poil roux, un panache légèrement tissé de châtain, le ventre crème. Sous de petites oreilles en rondes capuches, si fines qu’elles se nacrent d’argent avec la lune, sa tête est coiffée de bleu, et ce bleu est plus bleu que tous les bleus de la terre, ce bleu est plus bleu que tous les bleus du ciel. Et ses yeux sont comme des anémones qui s’ouvrent dans cet océan.
Je lui donne un p’tit Lu qu’il croque par les oreilles en me lançant un clin d’oeil. Il est de bonne humeur. Nous parlons de la vie qui va qui vient, du monde qui va si mal, des politicards qui nous hérissent le poil, de cette gamine rageuse qui voudrait bien que je saute du balcon de ma vie, de l’absence de je ne sais quoi dans mon coeur. Le Snurk pose sa patte sur mon bras, je sens la pêche soyeuse de sa paume malgré les griffes courbes. Il a beau jeu de faire sa Marguerite en m’expliquant que c’est par le manque que l’on s’ouvre au monde et que c’est par le manque que l’on dit les choses, par le manque d’amour que l’on dit l’amour. Je ne suis pas très convaincue.
Puis là, d’un coup, le Snurk me confie le secret qui fait tilt : Vogue avec le mystère. Tu peux toujours faire des suppositions, il y aura toujours dans les gens comme dans les choses une part qui t’échappera. Si un mystère se révèle inexplicable, prends-en bien soin, qu’il nourrisse ton imagination et abreuve tes rêves ! Et puis sois tranquille, tu parviendras toujours à courir à toutes jambes, à courir à perdre haleine.
Et il me donne le plus joli des petits cailloux, rose veiné de stries pâles avec en son milieu une larme minuscule, étincelante comme un corail : Anna, jette les grosses pierres qui sont dans tes poches, me dit le Snurk, et mets ce petit caillou à la place, tu seras plus légère. Et hop, il disparait, mon Prince dont toute la Terre est le royaume.
1 Commentaire de Pep -
Quel merveilleux univers que le tien, Anna.
Tâche de ne pas égarer ce petit caillou. :-)
2 Commentaire de Claire Obscurs -
Précieux petit caillou.
3 Commentaire de Sacrip'Anne -
Que ce Snurk est sage. Contente pour Anna, qu’ils se soient trouvés.
4 Commentaire de Avril -
« J’ai un coeur à cran d’arrêt » : Très belle expression. <3
5 Commentaire de Samantdi -
Dire que j’ai failli rater ce texte qui est un vrai bonheur de lecture, beau et tellement évocateur. Je suis fan, je ne vois même pas ce que je pourrais troller (c’est dire!). Simplement m’asseoir au bord du lac, regarder l’eau miroiter, penser au bal des autres et espérer une visite du Snurk.
6 Commentaire de Anna Fox -
Samantdi, regarde bien, le Snurk est déjà assis à côté de toi ! :-)
Merci de vos commentaires, ça me rend heureuse de vous voir entrer dans mon univers (et la Zumaine derrière, elle ne pourra plus dire parfois que je suis zinzin avec mes histoires qu’elle est obligée de raconter).
7 Commentaire de TarValanion -
Ce secret du Snurk, “Vogue avec le mystère”, me fait penser à la chanson la chanson “Gibraltar” par Abd Al Malik. Bien moins calme que ce texte, mais elle aussi dans l’evolution d’une personne.