Je suis retourné hier à la tourbière du Carnasson. Et au crépuscule, cette fois-ci. Passé le repas du soir, je me suis esquivé et j’ai repris le même chemin. J’ai retrouvé mon droséra. Comme la dernière fois, plusieurs de ses feuilles étaient refermées et j’ai frissonné en imaginant les proies digérées vivantes. Les ombres s’allongeaient. Les oiseaux se taisaient un à un, il faut le dire, j’étais mort de trouille, et surexcité à la fois, comme un ado qui joue à entrer la nuit dans un cimetière. Mais je n’y allais pas par bravade, oh, ça non ; il ne faut pas défier n’importe quoi, surtout sans savoir quoi faire si d’aventure on le croise. Mes jambes me portaient là, impossible de faire demi-tour. Le sorcier de Huelgoat, les ombres, les oiseaux silencieux, ils étaient tous là, à suivre mes pas, à veiller à ce que j’avance là.
Je me relis et j’imagine le désastre si quelqu’un tombait sur ce cahier. Ce pauvre Philippe, il a piqué la mirabelle à Lucien ! Qu’il se fasse soigner !
Imbéciles ! Imbéciles ! Je n’ai pas de visions, je n’entends pas de voix ! Je ne peux juste pas l’exprimer autrement, que cette façon dont mes pas me portaient mécaniquement, sans me laisser risquer un regard en arrière. Les merles trouillards ont poussé leur tic-tic quand le soleil a glissé sous l’horizon. C’est dire s’ils se souciaient du vieux Philippe. J’étais là pour savoir ce qui s’était passé l’autre fois, si j’allais le ressentir encore, pour comprendre, pour savoir quoi faire. Je suis arrivé là. Plus un bruit. La pénombre noyait la tourbière et les herbes frémissaient sous le vent. Un bihoreau a poussé, invisible, son cri étranglé. Du calme, Philippe, ce n’est qu’un héron nocturne.
Avance un pied.
Pourquoi ? Pour savoir. En un instant j’ai enfoncé jusqu’au genou. Vite, les bâtons de marche enfoncés dans des touradons, bien fermes, bien secs. Je pousse sur eux, tire ma jambe. La tourbe se referme avec ce bruit que j’avais entendu mercredi. Alors, quoi ? Un animal qui s’extirpait ?
Qui m’a dit d’avancer un pied ? Moi-même. Pour savoir quoi ? Qu’un corps retiré de la tourbe lui arrache ce bruit ? Je suis parti en courant, pas plus avancé. Piètre investigation. Je me heurte à une porte.
Ce soir, je file à la kermesse du 14 juillet. Un peu de normalité me fera du bien. J’ai vu une femme, la cinquantaine, nouvelle arrivante je crois, déambuler dans la forêt en tentant de parler aux arbres. Elle maugréait : « les 5 portes, les 5 portes ! oui, enfin, je sais bien, le grimoire, les 5 portes mais ça s’ouvre comment ? » Elle aussi est plantée à la porte. Je me demande d’où elle sort ce « grimoire ». Nous ne sommes pas chez les sorciers de bande dessinée.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
Cette forêt a une vie nocturne tout à fait palpitante !
2 Commentaire de TarValanion -
Mais quel mépris ! Beaucoup de sorcières actuelles se construisent leurs propres grimoires et s’échangent des conseils à ce sujet.