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Anna Fox

Chambre 12

Je suis une Peau-Rouge. Jamais je ne marcherai en file indienne

Enfant, je ne sais pas que l’amour peut durer, je ne sais pas que l’on peut compter sur l’amour ni qu’aimer peut être doux. Quand l’amour n’est pas assuré et que l’on est enfant, on croit que c’est la nature même de l’amour de ne pas être fiable.

Mon père part. Il ne m’emmène pas avec lui, il ne veut pas ou peut-être il ne peut pas, toujours est-il que par la suite il ne reviendra jamais me voir. Ou alors ma mère ne lui ouvre pas la porte. De toutes façons je n’ai pas le plus infime souvenir de mon père. A la maison on ne parle jamais de lui. Il n’est pas dans les albums photos, il n’y a aucun signe de sa présence. Je ne me demande pas comment il peut être ni à quoi il ressemble. Je vis une enfance en perpétuel étonnement sans parvenir à poser de questions, sans surtout parvenir à m’en formuler. Dans cette conspiration du silence, mon père me reste en travers de la gorge. J’entends qu’il est dangereux, qu’il pourrait peut-être m’enlever. J’ai peur de lui sans le connaitre. Je crois que c’est un ogre, l’ogre terrible, celui qui égorge et dévore, celui qui fait l’erreur de tuer ses propres filles. Angoisse de l’arbitraire meurtrier qui planera sur ma vie. Mon père est l’ogre mais c’est ma mère qui me dévore. Elle mange le ciel qui sort de ma poitrine. C’est seulement quinze ans plus tard que ma mère m’a donné quelques photos de mon père. Jeune garçon il est très beau. Adulte, il a l’air tout à fait normal, finalement.

Les animaux me rassurent. Et les Cheyennes, les Sioux, les Comanches, les Apaches. Sur eux, je peux compter. Leur loyauté me protège. Ni les bêtes ni les Indiens ne m’abandonneraient. Dans le monde que nous nous inventons, tant d’événements se passent où je m’intègre si bien. Mes figurines d’Indiens, de cowboys, de chevaux, de bisons autour de moi, je brode de longues épopées, raids éclairs et razzias, grandes chasses, vie familiale sous les tipis. Davy Crockett et son bonnet en fourrure avec la queue de je-ne-veux-pas-savoir-quel-animal qui lui tombe sur l’épaule, je ne l’aime pas. De plein coeur, j’ai choisi les coiffes en plumes d’aigles. Je ne le sais pas à l’époque, mais je rejoue souvent la bataille de Little Big Horn aux côtés des grands chefs Lakotas. Mes Indiens qui défendent leurs terres emportent la victoire et Davy Crockett n’en réchappe pas.

Je connais l’histoire des Contraires et je suis fière d’arriver parfois à être comme eux. Je dis non pour oui. Je recule pour avancer. Et j’apprends à me battre. Alors je crache par terre en jurant : J’abandonne l’idée d’avoir des parents. Je ne ferai pas semblant. Quand je serai grande, je ne marcherai pas droit. Je resterai sauvage. Je n’obéirai à personne. Et je n’aimerai personne.

Hoshi m’a prise dans ses bras. Il me passait la main dans les cheveux comme pour me dire de ne plus m’en faire, que tout irait bien maintenant, que le plus douloureux était derrière moi. J’ai compris qu’aimer pouvait être doux, que quelqu’un pouvait prendre soin de moi sans que je balance les griffes en retour. Le temps a passé. Est-ce que j’ai vraiment changé ? Je n’en suis pas si sûre. Je me sens moins obligée de me battre contre tout. Je me sens moins obligée de m’enfuir ou d’esquiver. J’ai un peu baissé mes défenses. Est-ce que j’ai moins peur de l’autre ? Non. Je le tiens à distance. Prête à tout briser de la relation et à partir sans dire adieu.

Mais ma mémoire me construit des contes où les anciennes douleurs se laissent apprivoiser. A la petite fille perdue enchâssée en moi, sauvage ou furieuse ou silencieuse, je continue de raconter des histoires. Des histoires d’Indiens. Et d’un homme qui dansait avec les loups. Un jour, comme elle aura enfin trouvé la paix, elle pourrait arrêter de vouloir me détruire.

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