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Virginie Le Gléau

Chambre 17

Les Adrets

Depuis que je suis arrivée à l’auberge, la ferme voisine me faisait de l’oeil. Je l’observais depuis la rive du lac, regardant les vaches s’égailler dans le pâturage après la traite, sans oser m’approcher.

J’ai fini par aller échanger quelques mots avec Lucien, le veilleur de nuit. La ferme s’appelle les Adrets; l’éleveur, Antoine Vincent et il vit au village avec sa femme. Ils ont deux grands enfants qui ont quitté le village; la grand-mère d’Antoine Vincent est la cousine de je ne sais plus qui, peut-être Gaston? Et j’ai eu encore droit à plein d’autres détails que j’ai oubliés. Je savais au moins l’essentiel: ils traient à sept heure et demie le matin. Lucien m’a dit d’y aller de la part de Gaston, qu’ils avaient déjà accueilli des clients de l’ancienne auberge, autrefois.

Pendant qu’on parlait, je me suis aperçue que Natou, la petite demoiselle à l’accent méridional s’attardait dans le hall. Elle semblait s’impatienter; j’ai cru qu’elle attendait que j’aie fini pour parler à son tour à Lucien mais non, c’est vers moi qu’elle a accouru pour me demander de l’emmener à la ferme! Après avoir traîné des palanquées de stagiaires de troisième moroses et indifférents, on ne peut pas résister à tant d’enthousiasme. Je lui ai juste dit de me tutoyer et de me retrouver le lendemain matin, en lui précisant de venir avec des bottes, ou des chaussures de rando… ou des baskets si elle n’avait rien d’autre, ai-je ajouté en remarquant sa tenue.

Ce matin, elle était à l’heure et fin prête! Malheureusement, elle est aussi très bavarde. Elle a parlé sans discontinuer tout le long du -court- trajet jusqu’à la ferme. J’ai fini par lui dire qu’il faudrait être silencieuse pendant la traite pour ne pas effrayer les vaches. C’est un peu lâche mais c’est une semi-vérité après tout.

En arrivant dans la cour, la pulsation de la machine a traire a fait remonter une vague de souvenirs heureux. J’ai poussé la porte de la laiterie, entrouvert celle de la salle de traite et frappé doucement pour attirer l’attention du maître des lieux.

- Bonjour, je viens de la part de Gaston. Je, heu, est-ce que ça vous ennuie si on vient assister à la traite?

L’éleveur, un petit homme sec aux cheveux grisonnants, a juste levé un sourcil demi surpris et répondu avec flegme:

- Ah, ben non, venez. Vous avez déjà vu ça?

- Oui, j’avais l’habitude de traire, autrefois.

En quelques minutes je me suis sentie comme chez moi dans cette salle de traite. Les montbéliardes ruminaient paisiblement pendant que je trempais les trayons avant de les brancher, en pliant bien le tuyau d’arrivée d’air comme Papi m’avait appris. J’aime l’ambiance de calme et de satisfaction de la traite.

- Ne reste pas plantée là, petite! Je vais baisser le pont. Viens dans la fosse.

Je me suis retournée: Natou était figée à l’entrée de la salle, bouche bée. Obéissant à Antoine, elle est venue nous rejoindre mais je voyais bien qu’elle était un peu effrayée par ces bestioles de sept cents kilos qui se tenaient sur le quai, en surplomb, et qui parfois levaient la queue pour uriner quelques litres en éclaboussant les murs. Alors j’ai commencé à lui expliquer patiemment ce que je faisais, Antoine lui a montré comment nettoyer les trayons, elle s’est appliquée - non sans pousser de petits cris de temps en temps, mais je voyais bien qu’elle essayait de se retenir - et on a fini la traite tous les trois. J’ai dit à Antoine que ses vaches étaient des monuments de patience et de calme et il a souri, prenant visiblement le compliment pour lui.
La dernière vache est sortie de la salle de traite avec nonchalance, et Antoine a proposé à Natou d’aller donner le lait aux veaux. Les gens adorent ça, d’habitude, et je savais que ça ne louperait pas avec elle. Pour moi, rien de tout cela n’était une découverte alors je me suis lancée dans le nettoyage de la salle de traite, histoire de remercier Antoine pour son accueil. Ensuite, on est allées nourrir les génisses, et j’ai retrouvé le geste ancestral du lancer de foin à la fourche, au grand ébahissement de Natou.
Pour la suite, on ne s’est pas attardées: Antoine devait appeler la chambre d’agriculture pour une histoire de calcul de PAC, et je voyais bien que ça le rendait soucieux. Il nous a quand même gentiment invitées à revenir quand on voulait, le matin ou le soir, quand on en avait envie. J’avais le sourire en repartant et je crois bien que Natou aussi, même si elle m’a quand même fait remarquer: “les vaches, qu’est-ce que ça emboucane!”

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