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Paul Dindon

Chambre 3

Droit au but !

J’aime encore Paris. J’aime le contraste entre la clientèle du Fer à Cheval où j’officie six jours sur sept, savant mélange bobo, popu ou prout-prout venu s’encanailler sur les Grands Boulevards, et la caricature des beaux quartiers à Trocadéro où le sort m’a permis d’acheter un minuscule appartement – ma cage à dindon, comme je l’appelle tant avec ironie qu’avec affection, où je croise plus de dames refaites à la va-vite et de Qataris que de vraies gens (les employés de ménage ou du BTP, les nounous philippines auxquelles on a subtilisé le passeport pour mieux les asservir, tous les sans-dents qui donnent à manger aux mérous de l’Ouest parisien – ces naufragés de la chirurgie esthétique sont-ils réellement nombreux ou juste très voyants (et très ratés) pour qu’ils envahissent la représentation que je me fais du 16e). Parigot jusqu’au bout de mes lacets colorés, j’aime aussi me perdre dans les méandres des sentiers du Périgord noir l’été dernier ou du Jura, à présent, j’aime me prélasser sur cette terrasse avec vue, j’aime faire le plein de nuits étoilées, de grands espaces, pour repousser un peu, mentalement, le reste de l’année, les cloisons de ma cage à dindon.

Ainsi flottaient mes pensées, assis sur cette terrasse avec vue sur le lac, quand j’entends gratter à la porte de ma chambre. Un grattement accompagné d’un couinement. Qu’est-ce que c’est ?! Un chiot égaré dans le dédale de l’auberge ? Je n’ai pourtant croisé aucun animal. Deux phasmes qui ont voyagé avec leur maîtresse, à l’étage au-dessus, mais pas de chiot. L’insecte ne peut avec ses brindilles produire un son aussi audible, même à deux, même de toutes leurs forces. Ni même couiner. Pas que je sache. Voilà que le grattement est accompagné d’une voix : « Paul, vous êtes réveillé ? » J’ouvre la porte sur une petite chose tombée du lit, ma voisine de chambre, penaude. Je fais comme s’il n’était pas six heures du matin, je sens qu’elle est mal, je l’invite de bon cœur.

— Ah bonjour Natou ? Entrez, n’ayez pas peur.

— Oh, je vous embête ? On se dit tu ?

Je fais entrer ma cigale toute ensuquée. Presque méconnaissable, le chignon farouche, le faux-cil de traviole, les yeux bordés d’anchois, comme on dit chez elle. Sur son pyjama froissé, Pikachu a meilleure mine que nous deux réunis. Elle ne veut ni thé ni café mais accepte un verre d’eau et la chaise que je lui tends.

— J’t’enquiquine pour cacarinette hein ? dit-elle, une moue inquiète sur son visage.

Je lui offre alors un sourire ensommeillé et les réponses aux questions qui la taraudent. Je lui parle de son père, mort il y a longtemps dans des conditions atroces, de sa mère qui a fait comme elle a pu, réfugiée dans les bras du beau-frère, de son Toni qui joue avec ses sentiments.

— Fatche ! Il est parti. J’suis dans la panade jusqu’aux couilles.

— Tu veux savoir s’il va revenir, mais c’est la mauvaise question.

— Et c’est quoi la bonne question ? dit-elle, l’air désemparé.

Je lis en elle comme en un livre ouvert. Elle aurait aimé une solution à ses malheurs de jeune femme accrochée à son homme comme au seul rocher du rivage. Un philtre qu’elle aurait bu et qui aurait tout changé, le regard cruel des autres sur elle et son Toni en prince charmant. Mon silence embarrassé est trop pour elle. Les larmes jaillissent, rompent la digue de ses paupières. Je voudrais la prendre dans mes bras mais je ne peux pas. Je lui offre pour seul réconfort mon regard inflexible, attentif, affectueux. Je laisse passer l’orage. Toute fragile qu’elle paraît, je la devine courageuse, increvable.

— Il va revenir, ne t’inquiète pas.

Ses yeux embués de larmes s’illuminent soudain. Elle comprend qu’elle doit s’en tenir à la bouée de mes paroles. Elle me claque une bise sonore en guise de remerciements et quitte ma chambre. Sans dire au revoir. Son soulagement, même temporaire, me suffit.

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