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Irène-Aimée de Lavernhe

Chambre 20

Découverte d'une cabale

Hello Claire-Ad’,

Tes requêtes répétées ont enfin abouti. Après une semaine de recherches intensives, je viens te donner des nouvelles de ce que j’ai reconstitué de l’histoire familiale. Tout a commencé par une lettre qui gisait dans une des boîtes de Lucille. Elle remontait aux fiançailles parentales et exprimait de vives objections à l’union entre une Morand, Maman, et une progéniture Lavernhe, Papa. Selon l’auguste parentèle qui tenait la plume, c’était une faute impardonnable de vouloir épouser une personne descendant de Maximilien de Lavernhe. La rupture des relations était inévitable. Tu imagines sans peine mon émotion à la lecture de cette missive. Je venais de faire cette découverte quand tu m’as appris que tu avais connaissances des caisses d’archives et de leur présence dans ma chambre de l’auberge. Il m’a fallu plus d’une semaine avant de t’en parler. Tu m’as fait la promesse de te taire. Je t’en supplie : tiens-la. Lucille, qui est venue dimanche, s’occupera d’informer sa sœur de nos découvertes. Elle sait que je vais t’en parler, elle va aussi expliquer la situation à Isaure, qui lui fait la surprise de vouloir se rapprocher d’elle. Mais elle ne savait pas tout avant de monter dans les montagnes jurassiennes. Les causes de la brouille entre les Morand et les Lavernhe lui étaient inconnues, l’intensité de la haine aussi. Hannah, qui est venue passer une journée ici, m’a aidée à retracer toute l’histoire.

Nous sommes les petites-filles de Guy et Françoise de Morand, mais ça, tu le savais déjà, et de Paul et Rose-Marie de Lavernhe, dont tu avais entendu parler. La correspondance que je viens d’évoquer – j’en mets une photo en pièce jointe – mentionne les turpitudes de Maximilien de Lavernhe, dont la descendance porterait toujours la marque infamante. Et bien Maximilien de Lavernhe, de son union avec Thérèse de Mazars, a eu Paul, et les jumelles Adélaïde et Aimée. S’il faut en croire cette lettre, nous serions de la lignée onomastique d’une personne très peu recommandable. Pour en savoir plus, j’ai passé des heures à chercher dans la multitude des archives disponibles sur Internet. La réalité est toute autre que ce que prétend la famille Morand, et tout cela donne une piètre image des valeurs de notre sphère sociale. Maximilien de Lavernhe avait fait de savantes études et enseignait l’histoire antique. Il avait participé à des fouilles archéologiques avant d’épouser Thérèse. Juste avant ses noces, il a obtenu une chaire à l’université et s’est posé en France. Thérèse est morte très jeune, laissant Maximilien seul, avec charge de famille. Maximilien a rencontré une jeune demoiselle, Rose de Morand, qui a accepté de devenir la mère d’une fratrie orpheline, et le couple s’apprêter à se marier. Mais il était depuis longtemps en butte à des inimitiés. Il avait lutté, pendant ses campagnes archéologiques, contre des personnes qui n’étaient là que pour accaparer les antiquités trouvées et en faire de la contrebande. Certaines d’entre elles ont voulu le perdre et ont monté une fausse accusation contre lui. Il a été accusé et a fait de la prison avant d’être innocenté. Mais comme des relations des Morand faisaient partie de la bande qui s’était liguée pour l’accuser, la famille de Rose de Morand n’a jamais cru en son innocence et, bien que cette dernière ait finalement été reconnue, les fiançailles de Rose et Maximilien ont été rompues. L’épreuve a même eu raison de la santé de Maximilien. Sa descendance a dû être élevée, puis adoptée, par sa sœur Cécile, mariée à Alfred de Lavernhe, dont elle était une cousine éloignée. Finalement, l’union entre les Morand et les Lavernhe s’est réalisée, mais il a fallu attendre deux générations, et les fiançailles de Maman et Papa.

Quand je repense à toutes les louanges de cette merveilleuse famille Morand, qui portait si haut les traditions ancestrales, que nous avons dû subir pendant notre enfance ! Comment ces personnes, si bonnes chrétiennes autoproclamées, ont-elles pu garder la tête haute et ne pas rougir en prêchant la charité et la miséricorde qu’ils ont refusées à la branche de Maximilien de Lavernhe ? Heureusement, la cellule parentale de maman ne s’est pas opposée à ses fiançailles avec un Lavernhe. Mais je ne sais pas ce qu’ils pensaient réellement. Avaient-ils reconnu l’injustice subie par Maximilien de Lavernhe ? Les relations entre Papa et eux étaient cordiales, mais tu sais comme moi à quel point, chez nous, la maîtrise de soi et l’attention permanente aux apparences sont préférables à la réalité.

Tu imagines à quel point ces révélations ont perturbé Lucille. Elle avait depuis longtemps perdu ses illusions sur toute une partie de notre parentèle, mais sa foi, toujours vive malgré ses épreuves, est heurtée par tant d’hypocrisie. Je lui ai appris tout cela après la messe dominicale à Viry, à laquelle elle a insisté pour m’emmener. J’hésitais à l’accompagner, pour des raisons dont tu te doutes, mais elle m’a dit que c’était quand les circonstances étaient les plus difficiles qu’elle sentait l’aide apportée par sa foi. Parlons un peu de l’auberge, puisque tu veux en savoir un peu plus. J’ai aperçu une des pensionnaires à la messe à Viry. D’après son allure, elle aussi a eu sa part de souffrances. Peut-être, comme Lucille, s’appuie-t-elle sur la foi pour tenir.

Sur l’auberge en elle-même, que dire ? Les rénovations faites par la patronne créent une ambiance de détente. La région est à la fois attirante et reposante, avec des promenades courtes et des randonnées à la journée. Les activités proposées sont très variées. Et, surtout, la carte de la restauration est une merveille. Il faudrait que tu viennes y passer quelques nuits à la fin de la saison. D’ailleurs, je te laisse. Je me suis suffisamment remise de ces secousses émotionnelles pour apprécier la sustentation méridienne qui approche.

N’hésite pas à m’écrire ou m’appeler pour discuter de tout ce que je t’apprends. Cela me fera plaisir d’entendre ta voix. Et puisque la cellule parentale a visiblement fait de toi la courroie de transmission de mes décisions professionnelles, tu peux lui dire que mes réflexions avancent et penchent vers une reprise d’études l’an prochain pour préparer des épreuves d’entrée dans des écoles. Lucille me fournira toute l’aide nécessaire pour les passer en candidate libre. Et salue Isaure de ma part. De ce que tu me dis, elle aussi est en pleine tourmente et n’est pas loin de rejoindre l’union des rebelles de la famille. Amélie, dont elle était si proche, ne doit rien comprendre.

Ta grande sœur, Irène-Aimée.

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