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Philippe Genette

Chambre 19

Inquiétant Carnasson

Première étape franchie. Ce matin, je me suis rendu à la tourbière du Carnasson, la plus proche, celle qui s’étend dans une dépression au milieu des prés. Une tourbière très sage, trop sage, ma foi, avec son petit panneau de site Natura 2000. Elle a même fait l’objet d’un « entretien », touchante sollicitude. C’est très bien : cela lui permet de rester tourbière. Pour les écolos, cela veut dire un milieu rare, des plantes étonnantes, un souvenir des temps glaciaires. Il y en a même qu’on ne trouve que dans les tourbières de montagne chez nous, et ensuite, dans la toundra ! Ils ont bien raison, c’est fascinant. Et, bien sûr, des plantes carnivores. Cela aussi, c’est extraordinaire, à bien réfléchir, plus que nos cervelles blasées ne s’en émeuvent. Et des papillons aux noms impossibles, des libellules jaunes, noires ou cuivrées, qui virevoltent au ras des sphaignes.

Au Carnasson, honnêtement, il faut faire un effort, oublier les prairies de fauche et leurs bottes déjà bien ficelées qui rappellent que les alentours sont voués à la Production. Quelle tristesse ! Mais en se forçant bien, on perçoit dans l’enchevêtrement de la tourbe, de l’eau libre qui affleure, et de petites fleurs étranges, ce chaos organisé de la nature sauvage, avec ses lois d’airain, comme si rien n’avait pu changer ici depuis dix mille ans. Je me suis approché par le petit chemin. J’aurais bien arraché les panonceaux d’information pour trouver un peu de sauvagerie brute. Mais la tourbière doit se justifier, elle aussi, en criant au monde son « riche patrimoine écologique » ! C’est sa dot de fille à marier, comme le tas de fumier de nos vieilles fermes, ces panneaux d’information, ces listes d’espèces. Sans ça, pfuit ! asséchée, drainée, bulldozée et à son tour transformée en parcelle bien rentable, la tourbière ! Alors faisons avec.

M’écartant de quelques pas, j’ai fini par découvrir un pied de droséra et je suis resté là à le regarder. Certaines feuilles étaient repliées sur leur proie. La plante carnivore, le Carnasson, le Carnassier. Dix mille ans qu’elle est tapie là, cette tourbière, et qui sait ce qu’elle a dévoré ? Certainement pas que des mouches. J’ai tâché d’enquêter. Si quelque chose s’est passé ici, les gens du coin l’ont oublié : pour eux, ce n’est rien de plus qu’un site du conservatoire (sic). Mais j’en doute.

Alors que je contemplais encore le droséra, la lumière s’est voilée d’un coup, comme au passage devant le soleil d’un petit cumulus de beau temps. Mais en me retournant, je l’ai vu bien à sa place, le soleil, brillant de nouveau de tout son éclat, et… pas le moindre nuage dans le ciel. À ce moment-là, la tourbière était donc derrière moi, et je suis sûr d’avoir entendu quelque chose : un atroce bruit de déglutition. Là encore, je me suis retourné, et rien. Rien que les sphaignes, le droséra, quelques joncs, et des libellules jaunes en maraude. Je suis vite retourné sur mes pas. Cette tourbière n’aime pas les visiteurs, ni de se retrouver comme ça, à l’air libre, nue sous le soleil. C’est tout ce qu’elle m’a dit, je crois, mais je pense qu’il faudrait revenir le soir. Peut-être apprendrai-je quelque chose de nouveau. Mais il faudra être prudent. Ce qui vit là-dessous n’aime pas les hommes.

L’auberge annonce les festivités du 14 juillet. Je suis partagé entre l’idée de prendre un bain de légèreté, de futile, et celle de m’esquiver, loin des joies factices. Je n’oublie pas que je ne suis pas, à proprement parler, en vacances. Ils m’attendent. Je le sais, ils m’attendent. Au Carnasson, à l’autre tourbière, au gouffre Pacard, au Pétrin de la Foudre. Certainement pas dans une kermesse de village.

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