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Vincent Mem

Chambre 5

Le mendiant de l'amour

Comme mon arrivée à l’auberge, le lundi 15 juin, me semble loin. Ce cahier que j’ai trouvé dans la chambre m’avait ouvert ses pages. Pourtant, je me suis méfié : je n’y ai rien écrit le jour de mon arrivée, mais comme dans les romans de mon adolescence, j’ai glissé un de mes cheveux dans la première page… C’est comme cela que j’ai su que quelqu’un lisait ce carnet intime.

J’écris donc aujourd’hui une dernière fois à celui ou celle qui lit discrètement les pages de ce cahier. Est-ce vous Léandre, l’homme de chambre indiscret de l’auberge ? Si oui, sachez que je ne vous en tiens pas rigueur. Pour une raison simple : je me suis servi de vous.

Les premières pages écrites dans ce cahier racontaient une histoire noire que vous vous êtes empressé sans doute de raconter au reste du personnel de l’auberge. Ce qui fait que quand ma femme Sylvie a téléphoné pour savoir si j’avais bien réservé une chambre, l’accueil téléphonique, non content de répondre par l’affirmative, a ajouté “ah oui, le monsieur triste qui ne parle à personne”.

Était-ce le fruit de vos lectures indiscrètes, ou simplement le constat d’un fait évident, je ne le saurai pas. Pas plus que je ne saurai si vous avez lu ce dernier texte puisque vous partez comme moi aujourd’hui.

Ma maladie s’appelle avant tout le mal de vivre, la perte de sens, la routine.

La dépression.

Et Sylvie, l’amour de ma vie, l’a parfaitement compris en laissant tout tomber pour me rejoindre ici.

Bien sûr, il a fallu que je lui donne quand même des indices, pour l’inquiéter et la faire venir. J’ai avant tout pensé à moi avant de penser à nous. Je savais qu’elle viendrait, et je lui ai écrit une lettre pour tout lui expliquer, et elle m’en a tenu rigueur un quart d’heure. Peut-être dois-je mon bonheur à cet homme, Mattéo, qui est intervenu au moment critique ? Ou à cette inconnue qui m’a serré dans ses bras dans le couloir ?

J’espère bien vivre cette passion le plus longtemps possible.

Donnez moi de la tendresse, surtout pas d’argent.
Gardez toutes vos richesses, car maintenant
Le bonheur n’est plus à vendre. Le soleil est roi.
Asseyez-vous à ma table, écoutez-moi.
On est tous sur cette Terre des mendiants de l’amour,
Qu’on soit pauvre ou milliardaire, on restera toujours les mêmes,
Ces Hommes extraordinaires, ces mendiants de l’amour.
Moi, j’ai besoin de tendresse chaque jour.
(extrait du “Mendiant de l’amour” d’Enrico Macias)

Je laisse ce cahier là où je l’ai trouvé le jour de mon arrivée. Qui que vous soyez, faites-en ce que vous voulez : brûlez-le, complétez-le, arrachez-en les pages, lisez-le, rendez-le public.

Je glisse dans les pages la lettre que j’ai écrite à Sylvie et qu’elle a lue le jour de son arrivée à l’auberge.

Vincent


Vendredi 19 juin 2020

Mon amour,

Je ne peux pas me résoudre à voir notre amour devenir calme et raisonnable avec l’âge.

Je ne veux pas vieillir à tes côtés en me calant confortablement contre toi, le soir au coin d’un feu doux et ronronnant.

Je veux un feu de joie, ardent, brulant et déraisonnable.

Je veux retrouver nos 20 ans, notre passion impétueuse magnifiée par l’expérience et la connaissance.

Je veux redécouvrir nos corps, décrasser la calamine de notre couple.

Je veux que l’on trouve de nouveau le temps de ne rien faire, de faire l’amour, de se parler, de se taire ensemble.

Je veux couper le lien avec le monde, oublier les outils numériques.

Je veux t’attirer ici et t’isoler de ton comité de direction.

Je veux t’offrir les plus beaux souvenirs de moi que tu puisses avoir.

Je te veux pour moi seul comme si je n’avais plus que six mois à vivre.

Je voudrais tant que toi aussi tu aies envie de tout cela…

Et si l’on s’offrait six mois de pure folie ?

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