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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Promenade au bout de la nuit

Lundi soir, au pied de ma porte d’entrée, m’attendait une épaisse et lourde enveloppe, grand format, aux couleurs d’un service international de messagerie express. Aucun mal à deviner son contenu, sans même avoir à lire le nom de l’expéditeur. Pas plus à deviner que je trouverai également un e-mail avec un monticule de fichiers PDF en pièces jointes, ainsi qu’une petite pique toute en politesse au sujet de ma manie d’exiger systématiquement un envoi papier des dossiers d’investissements. Ça faisait quelques mois que cette réalité ne m’avait pas rattrapé. Cette fois, j’admets avoir moi-même fait un appel du pied. Potasser cela aura occupé toutes mes soirées. Ce n’est pas encore pour cette fois que je vais pouvoir me plonger dans les cahiers de prison de Céline. Lecture repoussée à plus tard dans l’été, j’espère. Mais il est sans doute temps de remettre mes petites affaires en ordre. Au final, j’en ai retenu trois, de ces dossiers de présentation, chiffrés, commentés, benchmarkés et annotés. Réponse au mail pour faire part de ma présélection et pour prévenir de ma venue aux bureaux de Genève dans les prochains jours. J’en profiterai également pour glisser un ou deux allers-retours sur Lyon. Mardi par exemple, dans le prolongement de la course limousine pour Miss June. Avertir Jeanne. Je dois penser à avertir Jeanne que je ne serai disponible que pour les livraisons matinales, la semaine prochaine. De préférence sans avoir à entrer trop dans les détails.

Charlie et Léo devraient finalement n’arriver que dimanche, pour cause de détour, non programmé initialement, chez les parents de Léo. Des réconciliations dans l’air ? Ça me semble surprenant mais ça me ravirait tellement pour eux tous. Je compte profiter de ce léger contretemps pour m’offrir une journée rien qu’à moi, ce samedi. En solitaire. En forêt, sûrement. Peut-être avec ce Céline dans ma besace, sait-on jamais. Ou peut-être pas, juste pour avoir les yeux dans le ciel, les pensées jouant dans les feuillages. Mieux, oui. Prendre un grand bol de ces lieux avant ces expéditions à venir dans des jungles urbaines qui me sont devenues quasiment insupportables désormais. Donc, demain, tout à pied, tout lentement. D’ailleurs, j’ai dit à Henri que je lui laissais la Skoda pour toute la journée, voire le week-end s’il le souhaitait. Merde ! Henri. La Skoda. Demain. Mais quelle andouille ! J’ai failli oublier. Bon. SMS, alors. Si son mobile n’est pas en mode silencieux, je vais me prendre en retour toute une volée de noms d’oiseaux pas piqués des vers…

Salut, tondu ! Je ne t’ai pas trouvé en début de soirée et n’ai pas vu filer les heures ensuite. Juste pour te dire que je vais laisser la Skoda sur le parking de l’auberge, cette nuit. Tu trouveras les clés derrière le comptoir, je vais les confier à Lulu. (NB : Si tu laisses Adèle monter devant, assure-toi bien de la garder TRÈS LOIN de l’ordinateur de bord. Cette vermine m’a passé tout le tracassin en portugais quand je l’ai trimballée hier. Je ne l’ai même pas vu faire !)

OK. Vu l’heure, il ne faut pas que je traîne trop non plus, moi. Récupérer mon blouson, ça sera préférable pour le retour. Et penser au petit sac spécial Lulu. Ça devrait lui faire plaisir, je pense.

Arrivée en mode furtif sur le parking de l’auberge. Mon Lulu est dehors, à savourer sa petite infusion sèche. Salut de la paluche à distance. Je sors un post-it et mon stylo-plume de la besace. Pense-bête de dernière minute pour Henri.

Tu as quasiment le plein. Te soucie pas de ça. Il y a aussi le pinson du télépéage dans le cas (improbable) où tu souhaiterais prendre un bout d’autoroute.

Bise sur le front.

Je colle ça sur le tableau de bord, chope mon blouson et le sac de provisions destiné à l’autre oiseau de nuit, ferme la portière en évitant de la claquer.

— Bien le bonsoir, gars Lulu.
— Tiens, qu’est-ce tu fous là, toi ? Tu n’as pas rôdé une seule nuit de la semaine…
— Je prête le carrosse à Henri pour demain. Je préfère lui poser là, ça lui évitera un tour en biclou pour pas grand-chose de bon matin. Voilà les clés, d’ailleurs. Tu les colleras derrière le comptoir, steuplé ? Ça va, toi, sinon ?
— Toujours.

Grand prince, il m’offre quelques gorgées de sa tisane.

— Tiens, mon Lulu. Ça, c’est pour toi. C’est du solide, cette fois, du qui se mâche : saucisson fumé, langue de bœuf fumée, un morceau de Bleu de Gex, un autre de Morbier.
— C’est bombance, dis donc ! En quel honneur ?
— Bah, aucun en particulier. Comme j’ai été amené à traîner du côté de La Pesse, cet après-midi, je me suis arrêté à la fruitière pour faire quelques provisions. Ma frangine et sa moitié débarquent dimanche. C’est que ça becte, ces bêtes-là. Me suis dit que je pourrais aussi prendre un petit extra pour tes casse-graines nocturnes pendant que j’y étais.
— T’as quand même de bonnes idées, parfois.
— Par contre… Fais gaffe avec le sauciflard : planque-le bien dans un coin où Henri ne risque pas de le humer. Sinon, tu peux en faire le deuil dès maintenant.
— Attends, fils. Je te rappelle que tu parles à Lulu !

Je dégaine et m’allume un clope, histoire de lui laisser un peu de sa tisane à Lulu. Colle mon pif dans l’air de cette nuit fraîche et les mirettes bien dans les étoiles pendant un moment. Les amis, les vrais, tu les mesures également à la qualité des silences partagés.

— Allez, mon Lulu. Je t’abandonne et je me rentre. Je te la souhaite bien bonne.
— Mais tu rentres à pied ?!
— Yup. Une petite heure par les chemins de traverses. Sauf si une bête plus grosse que moi me met le grappin dessus. Zou ! À plus.
— À plus, Gaston. Et merci pour le balluchon !

Un dernier signe de la main. Je sors ma casquette de la besace. Remonte un peu le col du blouson. Et m’enfonce dans cette nuit épaisse. L’odeur des bois à ces heures, celle du cuir. Je frissonne brièvement. C’est de plaisir. Rien que d’un pur et plein plaisir. Je redeviens sauvage.

Tout à l’heure, lorsque j’entrerai plus profondément dans la forêt, je hurlerai à la lune.

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