Quelle semaine bizarre. Déjà vendredi. Je n’ai pas vu le temps passer et, surtout, je n’ai pas encore ouvert le compteur « gueules de bois ». Je pourrais arroser ça, au moins, non ? Cette nuit a même été complète et profonde de sommeil. J’en étais presque effrayé au lever. Plus l’habitude. Peut-être bien la lecture de cette pile de dossiers qui m’assomme. Ça doit être ça. Et puis, je n’ai pas cessé d’avoir des fragments de pensées, des bribes de souvenirs au sujet de Papigus. Ce cher grand-père Gumowski. Gustaw, de son prénom. Le premier Gumowski pur jus du Jura. Le dernier Gumowski chasseur pêcheur aussi. Ces réminiscences, je ne doute pas un instant que je les dois à l’évocation de ce vieux fusil de chasse. La lettre ? Oui. Elle est bien là. Elle existe bien. Elle n’a pas disparu non plus. Merde. Il m’arrive quoi, là ? Pourquoi tout cela remonte-t-il maintenant ? Dix ans, déjà, qu’on l’a enterré, Papigus. Les larmes qui me montent aux yeux me font l’effet de ne pas l’avoir suffisamment pleuré alors. Je me suis également surpris à tenir sa place du matin, réincarnant le cérémonial qui était le sien, par tout temps. Depuis lundi, machinalement, je bois mon premier café debout, dans l’encadrement de la porte de la cuisine grande ouverte sur l’extérieur, une main appuyée sur le chambranle, les yeux balayant ces terres et la forêt qui les ceinture. Non. Pas machinalement
. Naturellement
. Le monde change. Mon monde change. Je ne le sais pas encore, je ne le vois pas encore, mais je le sens.
J’étais en tête-à-tête avec Papigus, assis sur la coque de la barque, lundi matin, lorsque Henri, M. Vergnes et Pâquerette sont arrivés (pas tout à fait dans cet ordre, le tiercé). Henri m’avait glissé l’info de cette partie de pêche improvisée, juste au cas où. Je n’étais plus bien certain du jour, en vérité. J’allais sans doute rester assis à attendre un moment, puis finir par mettre la plate à l’eau tout seul, s’ils ne s’étaient pas montrés. Aller rêvasser avec le fantôme de mon grand-père au milieu du lac, j’en éprouvais l’envie. Au lieu de ça, cette affaire n’allait pas manquer de surprises. Déjà, Henri m’a laissé embarquer sans grogner, ni faire la moindre allusion à notre dernière sortie en commun sur cette coquille de noix. Possible qu’il ait déjà dû faire quelques tours de bocal depuis, mon poisson rouge de pote. D’ailleurs, puisque j’y pense, je n’ai toujours pas trop compris comment je m’étais démerdé cette fois-là pour nous mettre à l’envers. C’était bien une grande première. Je m’étais à peine levé pour prendre mon casse-dalle, et au moment de retrouver ma place, soit j’avais glissé, soit je m’étais accroché. Vraiment. Pas eu le temps de comprendre. Mais un quintal qui s’abat brutalement sur le bord d’une barque, de préférence du côté de l’autre quintal à bord, le naufrage était inévitable. Mais bon. Passons.
Pâquerette débordait d’enthousiasme et de bonne humeur. M. Vergnes paraissait beaucoup moins à l’aise et m’amusait à être assis, droit et raide, bien au milieu de la barque, cramponné fermement à chacun des bords par ses longs bras étendus. Henri, une fois la plate en mode barbotage, prodiguait patiemment ses conseils, démonstration à l’appui, laissant transpirer son amour – évident – de la pêche mais également sa générosité et son sens du partage, qu’il tâche de bien planquer en temps normal, l’animal. Et moi, euh… J’avais un peu la tête dans les nuages. Regardant les vers s’enrouler et se dérouler dans ma main, avec pour seule intention de rester à rêvasser, bercé par le clapotis, et à nourrir les poissons. J’avais dix ans et j’entendais Papigus glousser avec tendresse Tu es tout de même un drôle de bonhomme, mon petit Gaston…
. Instinctivement, je me suis retourné pour chercher son sourire et son regard bienveillant. C’est sur celui médusé d’Henri, en train de me regarder faire, que je suis tombé. Retour au réel. Retour au présent. Si tu pouvais éviter de perdre totalement la boule avant cinquante ans, l’honneur familial pourrait être sauf. C’est aussi à ce moment-là que tout s’est accéléré.
Suivant à la lettre les consignes d’Henri avec, en plus, une élégante et fluide dextérité, Pâquerette, sans rien perdre de son naturel, nous en a mis plein la vue. Ver sur l’hameçon, mise à la flotte, un, deux, trois, danse du bouchon, et je te sors du frétillant, paf dans le seau et… On recommence. Le même manège, sur le même rythme et avec le même résultat. Ce n’était juste pas croyable. Et la tête que faisait Henri devant ce spectacle valait vraiment son pesant de cacahuètes ! Vergnes, quant à lui, prenait peu à peu ses aises, et se tirait de mieux en mieux de cette affaire, même si on a bien cru quelques fois qu’il était candidat au suicide par taillade des veines à grands coups de perches arc-en-ciel. Fallait pas que ça dure trop non plus, cette histoire, on n’avait rien à bord pour le transfuser ce grand échalas, ma foi bien plus chaleureux et amical que son apparence rigide le laissait présager. Histoire de faire bonne figure vis-à-vis d’Henri, j’avais fini par mettre ma ligne – et sa partouze de vers au bout – à la flotte. Contre toute attente, ça a mordu. Aussi improbable que ça pouvait l’être, ça paraissait même être du gros, du lourd. Sans casser ma ligne rikiki, je finissais par sortir… Le sandre d’Henri ! Bordel ! Ce n’était pas possible. Clairement, ils avaient un truc, ces deux-là. Le bestiau était forcément venu sur ma ligne pour le narguer. Je l’ai vu passer par toutes les couleurs, le Riton. Si bien que je n’ai pas traîné à remettre le monstre à la baille. Avant que mon ami ne nous claque la pile. Casse pas la tête, Henri. Je sais bien que ça doit se régler entre lui et toi…
Papigus m’aurait hurlé un bon coup après, pour rigoler très fort ensuite. Henri, lui, avait encore les yeux tout écarquillés et le sifflet coupé. J’aurais tellement adoré les avoir les deux ensemble sur cette barque, ce jour-là, pour de vrai. Ils m’auraient chambré pour le restant de la journée et nous n’aurions cessé de revisiter cette scène devant une bonne friture et un petit blanc sec.
Les morts, faut savoir les garder avec soi.
Les vivants, les aimer pendant qu’ils sont là.
Les poissons, les remettre à l’eau pour nous laisser encore une chance.
1 Commentaire de Garfieldd -
Beau billet.
Superbe conclusion…
2 Commentaire de Claire Obscurs -
Sages paroles
3 Commentaire de Philippe -
Le titre et la dernière phrase en écho, quel clin d’œil !
Merci pour la partie de pêche, Gaston ;)
4 Commentaire de Lilou -
casses pas la tête Gaston, beau billet, chapeau bas
5 Commentaire de Natou -
J’aime beaucoup Gaston ! Toujours touchant !
6 Commentaire de Malia -
Combien j’aime tout ce texte.
7 Commentaire de Sacrip'Anne -
Oh lala, personne ne m’avait dit que le récit d’une partie de pêche pouvait me faire cet effet.
8 Commentaire de Noé -
Cette conclusion. Juste wow.
9 Commentaire de Ginou -
Tout est beau, du titre à la conclusion en passant par de si émouvants détails !
10 Commentaire de TarValanion -
Les billets de Gaston sont toujours frappants. Et cette conclusion alors…