Informations sur l’accessibilité du site

Brigitte Audiber

Chambre 10

Orages

Message de Gérard au Docteur Sasson : 

Brigitte n’a plus consommé la moindre portion de lipides ou de glucides depuis lundi. 

Je suis inquiet.

Prière de prendre contact avec elle. 

Gérard Bild 

Gérard m’a montré le message qu’il a envoyé hier à Sasson. Elle m’avait appelé dans la soirée et nous avions parlé pendant plus d’une heure. Je lui ai dit que Gérard m’avait menacée de quitter l’auberge sur le champ si je ne recommençais pas à manger un peu plus et qu’il n’est pas dupe de tous mes stratagèmes pour éviter les hydrocarbures coûte que coûte. J’aime cet endroit qui ne me rappelle rien des dernières années, sauf que lundi matin, j’ai brutalement été rappelée à l’enfer de la disparition de la femme de Gilles, il y a bientôt deux ans et demi. Je reste persuadée qu’elle s’est donné la mort.

C’était à cette époque que j’ai commencé à me sentir très mal, pendant les recherches frénétiques et notre groupe qui s’était constitué à l’église et tous les doutes sur l’efficacité de la prière qui m’ont plongée dans la dépression, je crois bien, sans que je m’en rende compte. Je sais que ça a aussi éloigné Gilles de Gérard, et cela l’a sûrement énormément peiné. C’est difficile d’imaginer ce par quoi il est passé, et l’incertitude de n’avoir jamais retrouvé la moindre trace est insupportable, on n’a pas le droit de juger et chacun fait son deuil comme il peut, si c’est seulement possible de faire un deuil, quand on garde l’espoir d’un jour la retrouver.

Moi, je me dis aujourd’hui, que je me suis vachement identifiée, cette peur que j’ai qui me tiraille qu’un jour je ne serai plus autant désirable, et qu’en plus je ne lui ai pas donné les enfants dont il rêvait, c’est comme ça qu’elle a peut-être craqué, la fatigue, la dépression, les hormones, les deuils à répétition, l’impression d’être invisible, une rien du tout, que les enfants te rejettent et te comprennent pas, d’être incomprise et inutile, et que le monde serait plus simple sans tous les problèmes que tu causes. 

Sasson m’a demandé si j’avais le suicide en tête. J’ai commencé par lui dire que non, et puis en y réfléchissant, je m’aperçois que je regarde tous les endroits où on randonne chaque jour avec un œil curieux des reculées, des gouffres et autres passages impraticables qui feraient de bonnes caches. Alors, je lui ai dit que peut-être j’avais rêvé que oui, je causais trop de soucis à mon homme, et que sans moi, il serait libre de choisir une jeune femme aujourd’hui, au lieu d’avoir à s’occuper d’une handicapée à tout bout de champ. 

Elle m’a parlé et m’a fait du bien et Gérard m’a montré le message qu’il lui avait envoyé et j’ai compris pourquoi elle m’avait appelée alors et qu’il s’inquiétait parce qu’il avait dû remarquer que je m’étais remis à parler de Janique alors qu’on avait clos le sujet depuis très longtemps entre nous. Il m’a redit qu’il ne me quitterait jamais pour une plus jeune et qu’il m’aimait et qu’il voulait seulement que je me remette à aller mieux et que ma vie n’était pas finie et qu’il fallait que je sorte de cette roue de hamster et que je n’étais pas seule et qu’il y avait énormément de monde autour de moi qui était prêt à m’aider. Que je n’étais pas un poids pour lui, il a même fait une blague sur mon poids qui m’a finalement fait éclater de rire pour la première fois depuis un bon bout de temps. Et aussi il m’a parlé des enfants…

On s’est rabibochés. J’étais pas vraiment fâchée en vrai. J’étais surtout honteuse d’avoir ramené cette histoire glauque peut-être à cause de tous ces orages qui me vrillent les nerfs. 

Gérard a continué à me dire qu’il ne voyait pas pourquoi on resterait plus longtemps à l’auberge, je l’ai supplié pour ne pas qu’on rentre, que j’aimais cet endroit. Il m’a dit : 

— Mais tu parles à personne ! tu regardes personne, il y a plein de gens hyper sympas et je suis sûr que tu as même pas remarqué une seule personne !

J’ai réfléchi. Je me souvenais de la petite fille qui m’avait accueillie le premier jour, de la jeune femme que j’avais consolée la première soirée et puis c’est tout. J’avais remarqué qu’il y avait un autre couple, et puis une jolie rousse, peut-être deux, même, et qu’il y avait une petite jeune femme qui venait d’arriver, déposée par son père, ou bien son oncle, et Gérard m’a dit plutôt son papa-gâteau oui, naïve que je suis, je vois jamais ça comme ça, j’ai surtout remarqué que la demoiselle était pas très bien équipée pour la montagne et je lui aurais volontiers refilé des baskets ou un chandail, mais j’ai pas osé, c’est vrai.

Je lui ai promis de mieux manger. Je n’ai pas envie de partir. Je me suis collée contre lui et j’ai pleuré. Et il m’a dit d’accord, mais tu promets. Je lui ai promis. J’aurais tellement voulu qu’on puisse faire un enfant à nous cette nuit-là. J’aurais tant voulu repartir à zéro. Mais ce n’est plus possible. 

Haut de page