Quelle agréable sensation que de sentir l’air frais du matin emplir sa poitrine. Depuis mardi, je me force à quitter la chambre pour respirer à pleins poumons et me purger de tout ce fiel. Lunettes noires malgré les nuages, j’ai dû interloquer. Surtout au restaurant. Mettre des verres fumés pour montrer tout c’que je veux cacher.
Mardi après-midi, alors que j’étais assise au bord de l’eau en mode boudeuse, un ouragan est passé sur moi. Un cyclone virevoltant et palpitant sous la forme d’une nana, une Marseillaise d’environ 25 ans. Oh la la, quelle énergie et quel vocabulaire coloré ! À l’entendre, on ne pouvait que sourire. Exactement ce qu’il me fallait. Zygomatiques toujours en fonction, check ! La voilà à me déballer toute sa vie familiale et intime, comme un moulin à paroles au confessionnal. J’avoue n’avoir écouté le fond qu’à moitié tant j’étais captivée par la forme : ses expressions méditerranéennes, son accent chantant, ses intonations, sa respiration et sa gestuelle. Si un jour j’ai un rôle de cagole du sud, Natacha m’aura donné de quoi travailler le personnage. Adorable Natou, un papillon si rafraichissant… Oh fan, mais tu neux la mets jamais en sourdineux, peuchère ! Les hommes, je sais les faire taire, il suffit d’un baiser. Mais là je craignais qu’elle me retourne sur l’herbe pour me fourrer sa langue jusqu’au larynx. Dans le doute, s’abstenir. Pas forcément le meilleur moment pour me retrouver au cœur d’un triangle amoureux avec elle et son loustic de Toni. J’ai tout de même tenté une bise sur la joue. Ça n’a pas marché. J’ai ri. Elle aussi. Faut que j’arrête d’embrasser tout le monde comme ça.
Hier après-midi, je bluesais encore, allongée sur le lit, quand on a toqué à la porte. Sans même que je réponde quoi que ce soit, l’homme femme de chambre de l’auberge a fait irruption, une bouteille à la main. « Quatre jours que j’ai pas fait la chambre. C’est pas que je m’en plains, mais j’ai pas à bénéficier d’un gros chagrin. Alors prenez donc une rasade de ça, c’est un bon sirop contre la déprime ! ». Étaient-ce les gorgées d’alcool, ses paroles réconfortantes, ou bien ses moustaches hypnotiques, mais j’ai commencé à vider mon sac en même temps que la bouteille. En ai-je trop dit ? Va savoir, c’est un peu flou dans ma tête. Qu’importe ! Ce qui compte est ce que Léandre m’a confié en sortant : Éric Javot, le fameux réalisateur, débarquerait dans la chambre 16. Éric Javot, celui-là même dont j’ai vu un film la semaine dernière ! De joie, j’aurais pu embrasser ma soubrette virile pour cette révélation. Mais bon, j’essaye de calmer cette fâcheuse manie.
Il y avait là une carte à jouer. Mais que penserait Javot du scandale d’Entrevue ? Pour le moment, ne t’en tracasse pas, chaque chose en son temps. Il m’est alors revenu cette phrase de Mae West :
“I wrote the story myself. It’s about a girl who lost her reputation and never missed it”. Mae.
Oh, Miss West, tu me hantes encore ! Mais je n’avais plus le temps de verser des larmes, je devais trouver un stratagème pour rencontrer mon réalisateur. Écrire un mot au dos d’une photo de mon Press Book et la glisser sous sa porte ? Un peu brutal, peut-être. L’aborder en lui demandant un autographe ? Non, je vais éviter le j’aime-beaucoup-ce-que-vous-faites. Léandre était toujours à préparer la chambre voisine, Éric Javot n’était donc pas encore arrivé, je n’avais qu’à squatter le hall de l’auberge et prendre l’ascenseur avec lui. Avec un peu de chance, il allait me reconnaître et faire le premier pas, et hop, le plus naturellement du monde, le tour serait joué.
Dix-sept heures, effervescence autour du comptoir de la réception. Je me donnais une contenance en feuilletant les journaux. Justement, Libération a fait un article sur son dernier film, une critique incendiaire. Voilà qui laisse présager une humeur maussade. Heureusement, je serai là pour le consoler. J’allais être aux petits soins pour lui.
Dix-neuf heures, toujours personne. La patronne m’observait du coin de l’œil et devait certainement s’interroger sur ma présence prolongée dans l’entrée. Après Libé, j’ai attaqué la presse régionale. En vrai, j’ai juste tourné les pages du Progrès sans vraiment en lire le contenu. Comment fixer mon attention sur les informations locales quand mon avenir pouvait se jouer d’une minute à l’autre. L’annulation du marathon Pasteur ? Franchement, aucun intérêt. Au moins, j’étais certaine de ne pas retrouver mes fesses étalées dans cette feuille de chou. C’était déjà ça.
Vingt-et-une heures, je suis retournée un peu dépitée dans ma chambre sans même passer par le restaurant. Il devait être aux alentours de vingt-deux heures trente quand un effroyable bruit de moteur a déchiré le silence de la nuit. Et moi, toutes les dix minutes, j’allais épier une éventuelle lumière chez mon voisin.
Minuit, une odeur de cigare s’est infiltrée par la fenêtre entrouverte. Éric Javot était là, debout, majestueux, sur son balcon, face à la forêt. Beau comme Richard Berry avec son verre de whisky. Et moi, médusée derrière mon rideau, à l’observer sans oser sortir. Lamentable.
La nuit porte conseil, je trouverai bien comment l’aborder demain.
Ce midi, Javot était déjà présent quand je suis arrivée dans la salle du restaurant. Il aurait fallu que je prenne place à la table face à la sienne, hélas celle-ci était jonchée d’assiettes sales. Je n’allais tout de même pas m’asseoir à l’autre coin, hors champ de sa vue. J’ai peut-être alpagué Lisa, la serveuse, par le bras un peu trop sauvagement. Le plus discrètement possible, je me suis répandue en excuses et maintes politesses pour qu’elle accepte de desservir et dresser la table convoitée. Elle m’aura certainement prise pour une folle et aura préféré satisfaire ma requête.
Tant d’effort pour rien, il n’a pas quitté son assiette des yeux. Sa truite au bleu a eu plus de succès que moi.
Me voilà à nouveau dans ma chambre à tourner en rond pour trouver comment l’aborder. C’est quel niveau sur l’échelle du pathétique que d’espionner chez son voisin en collant un verre sur la cloison et son oreille dessus ? J’entends du bruit, il est là.
Et soudain une idée lumineuse en voyant mon iPad sur le lit. J’ouvre Spotify pour taper « Éric Javot Bandes Originales ». Je monte le volume et lance La Chanson des Jumelles qu’il a utilisée dans son film Sainte Catherine sur Deneuve. ♫ Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do ♫ Trois minutes cinquante-cinq plus tard, j’enchaîne avec Tu Te Laisses Aller d’Aznavour, extrait de sa Dernière Nuit D’Un Couple. Dieu que le texte est triste. Normalement, il ne peut plus penser à une coïncidence.
Aucune réaction dans la chambre voisine. Alors je sors l’artillerie lourde : La bande-son d’Un Suisse A Paris, une musique originale avec des yodels et des cors des Alpes. S’il ne percute pas, je ne comprends plus rien.
Je pousse le volume à fond. C’est à peine si je m’entends penser. Ma pauvre fille, t’es en roue libre, il y a belle lurette que t’as arrêté de penser !
JE CROISE LES DOIGTS…
1 Commentaire de Claire Obscurs -
Moi aussi
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
J’adore la subtilité totale de cette statégie d’approche
3 Commentaire de Natou -
Vas y June, t’es la meilleure ;-)
4 Commentaire de AkaïAki -
Aussi délicate qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine, June. Je lui reconnais une sacrée persévérance :-)
Les hommes, je sais les faire taire, il suffit d’un baiser.
Il était trop bavard P. Vergnes ?
5 Commentaire de Avril -
@ Claire Obscurs : Tes doigts croisés ont payé, merci !
@ Sacrip’Anne : Je crois qu’on appelle ça l’énergie du désespoir.
@ Natou : Merci, Coupine ! <3
@ AkaïAki : Ouais, la délicatesse n’est pas mon fort.
Oh, non, P. Vergnes a eu un bisou grâce à ses attentions de gentleman. Là, elle parle des hommes en général. Pauvre Vergnes, j’espère qu’il n’a pas pris cela pour lui !
6 Commentaire de Gilsoub -
Mouarf, ça c’est du rentre dedans ou je ne m’y connait pas :-)
7 Commentaire de Ginou -
Je la pensais plus délicate avec ses petits baisers légers; là, elle arrive vraiment avec ses gros sabots !