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Anna Fox

Chambre 12

Sifflera bien mieux le merle moqueur

Me voilà à l’affut derrière des bouquets de roseaux pas très loin de la rive du lac, avec jumelles, gourde de café, p’tit Lu histoire de grignoter les bords, fin parée pour une séance d’observation de haute tenue. Il est tôt, il fait plutôt frais, l’eau étale ses reflets d’un vert soyeux mêlés de bleu.

Quelle est la différence entre un lac et un étang, à part que les lacs semblent inspirer davantage les poètes ? Je ne l’ai jamais su mais surtout que personne ne me l’explique. D’ailleurs, je préfère les mares, écho au marigot de mon enfance. J’y passais des heures, farfouillant dans la vase avec un bâton, chassant les insectes qui patinaient en surface, et surtout je cueillais des myriades de têtards, comparant l’état de leur développement, conservant certains dans un bocal d’eau saumâtre au pied de mon lit. Toujours cet espoir - toujours déçu, d’assister à l’instant magique de la mutation. Du têtard à la grenouille au quart de tour.

Dans mon jardin je croise de temps en temps un gros crapaud doré, je ne peux m’empêcher d’implorer presque à chaque fois : s’il se transforme en prince charmant, tant qu’à faire, mettez moi donc plutôt Corto Maltese. Corto Maltese quand il dit à Pandora : C’est justement parce que tu ne ressembles à personne que j’aurais voulu te rencontrer toujours… N’importe où… Ou alors Joe Strummer, l’âme et la rage de Clash. Pour les références de ce siècle, on repassera, rien ne me vient.

J’ai beaucoup appris de la vie par le cinéma et la littérature, poésie, science-fiction, contes, bande dessinée et comics. Snoopy, Jolly Jumper, Hobbes, Princesse Mononoke, Peter Rabitt, le Grand Ver des Sables, les Hobbits, Frankenstein, Peter Pan le garçon qui détestait les mères… Ce petit peuple de mes jeunes et moins jeunes années évolue encore autour de moi comme dans un monde parallèle. Enfant, bien que grandissant entourée d’animaux, dormant toujours blottie contre mes chats, j’avais aussi besoin de compagnons imaginaires. A la maison, j’avais découvert très tôt qu’il y a des choses qui ne se disent pas, alors que les choses qui ne se disent pas constituent l’essentiel de ce que l’on aurait à dire. Des questions auxquelles on ne répond pas, alors que les réponses peuvent changer une vie. J’ai vite pris l’habitude de me taire. Oreille attentive et miroir de projection, les animaux et la littérature ont comblé en partie cet abime. Il restera toujours des trous.

Au fait, les poissons d’eau douce ? Loin des remous de la mer, je me dis qu’ils doivent être ombreux, verdâtres, mous et visqueux dans l’assiette. De toutes façons, je ne mange pas de poisson. Sauf des sardines à l’huile, tartinées sur du pain grillé, avec un peu de beurre, de poivre et de citron. Je ne mange pas de viande non plus. Sauf du saucisson ou de la terrine de campagne au piment d’espelette, avec du pain grillé et des cornichons. Avec des chips au sel de Guérande, non bio, faut pas exagérer. Personne n’est parfait.

Revenons à nos moutons. Au Snurk en l’occurence. Je suis là pour lui. On ne saura jamais s’il est mâle ou femelle, animal, végétal ou minéral, tout cela à la fois sans doute. Mais j’ai décidé de le passer au masculin. Admettons que dans son cas le masculin soit neutre. Ma grand-mère disait : ‘On’ n’est pas un con. Ma grand-mère italienne. Parce que ma grand-mère polonaise, je ne l’ai pas connue. Mes deux grands-pères, le français et l’écossais, je ne les ai pas connus non plus. Mais j’aime bien baragouiner l’anglais, c’est comme ça que j’ai un peu d’écossais en moi. Famille oblige (bien que dans mon cas précis, la famille c’est nib). De toutes façons, depuis que Hoshi n’est plus là, il ne faut pas m’aimer, ça m’encombre.

Mais, le Snurk, je l’aime. Et comment je pourrais avoir un minimum de compréhension du Snurk si je ne l’observais pas avec empathie ? De plus, depuis que je suis allée dans la forêt des charmes, la forêt secrète du Jura, je sais que je peux le voir, lui, invisible aux yeux de tous. La joie !

A l’instant, j’ai bien fait d’arrêter la bobine des souvenirs et de m’intéresser au lac. Une pierre brune affleure qui n’était pas là il y a à peine une minute. Tiens elle ouvre un oeil. C’est lui ! Here is coming ! Le Snurk ! Le voilà qui se déroule. Non mais, qu’est-ce qu’il fabrique ? Assis sur l’eau, avec une tête de singe, un corps de raton-laveur, des pattes de tigre et une queue de serpent. Je rêve, il me fait un numéro de nue. Mais voyons, tu n’es pas une créature fantastique japonaise, tu es dans le Jura ! Je crois bien qu’il s’amuse, il cherche à m’impressionner. C’est bon signe. Moi je ne bouge pas une oreille. J’attends la suite des transformations, qui sait un clin d’oeil ?

C’est alors que j’entends un sacré remue-ménage dans les parages. Ce ne sont pas des Indiens qui s’approchent. Ce sont des pêcheurs sur une barque. Sur la berge, un homme va et vient à grand pas, vitupère et tombe à l’eau dont il parvient néanmoins à s’extraire. Sur la plage, un jeune homme blond abandonne son livre et se lève pour regarder le spectacle, un air heureux sur le visage.

Zut, avec tout ça, le Snurk a disparu sous l’eau. Mais il n’a pas dit son dernier mot. Ni une ni deux, mon Zorro à moustaches libère le gros poisson jaune qui vient d’être attrapé (tellement vite que le pêcheur n’a rien vu venir, il croit encore qu’il l’a lui-même rejeté à l’eau, c’est dire), tend une branche à l’homme qui barbotait dans le lac (pour être honnête, c’est le Snurk qui l’y avait expédié quelques minutes auparavant par un croche-pattes fatal, il faut lui pardonner, l’agitation lui hérisse le poil). Et puis et puis, le plus beau : j’ai vu le Snurk, transformé en chaton pelucheux, s’enrouler autour des jambes du jeune homme de la plage, je l’ai entendu ronronner à tout va et même siffler un petit air joyeux. Le Snurk, nous pouvons le comprendre, a un faible pour les jeunes hommes un peu timides dotés d’un doux sourire et d’un prénom italien.

Mais ne vous fiez pas à tant de bienveillance. Le Snurk est créature étrange. Changeante et taquine. Possiblement colérique. Moi qui peux le voir, je vous le dis.


Le jeune homme sur la plage : Matteo Pict ; L’homme qui tombe à l’eau : Paul Dindon ; Le pêcheur de gros : Gaston Gumowski

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