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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Quatorze ans

Était-ce un effet de contagion de la joie des enfants à la kermesse ? Ou le soulagement de pouvoir mettre un point final à l’histoire avec Martin ? En tout cas ce week-end j’avais plutôt l’impression d’avoir quatorze ans que trente-quatre – ça fait du bien de poser de temps à autre le costume de scène de La Directrice sérieuse, efficace, réfléchie (mais un peu ennuyeuse, non ?).


Dimanche matin, j’étais en train de me servir une assiette d’assortiments de victuailles apportées de la ferme quand M. Vergnes m’a abordée. Il avait entendu dire que j’avais retrouvé des documents au grenier lors de la réfection de la charpente. Je me souvenais fort bien de cette découverte mais j’avoue que ce n’était pas celle-ci qui m’avait laissé le plus joli souvenir de cette journée. Hum. En fait, j’avais même complètement oublié ces papiers.

« Asseyons-nous ensemble si vous voulez, lui ai-je proposé en voyant qu’il portait lui aussi une assiette bien garnie. Nous en parlerons en mangeant. »

J’étais intriguée car M. Vergnes est sans doute l’un des plus discrets parmi la clientèle qui séjourne actuellement à l’auberge. Grand, très grand même, plutôt sec, entre cinquante et soixante ans, aimable, attentif, mais peu disert. Il passe beaucoup de temps dans sa chambre, dont il a bougé quelques meubles – avec mon accord demandé très civilement – pour travailler plus à son aise.

Il est enseignant en histoire à l’université, m’a-t-il expliqué, et s’intéresse particulièrement aux utopies sociales du Jura. Du diable si je savais ce qu’était une utopie sociale… Ça a dû se voir car il s’est alors lancé dans une explication (ou devrais-je dire un cours), remontant aux socialistes du début du XIXe siècle (coucou Papi du Gers !). Comme souvent, hélas, j’avais l’impression d’un fil qui se déroule d’une bobine, passe devant moi et s’enroule à nouveau autour de la bobine de l’autre côté. Je comprends tout au fur et à mesure mais je ne retiens rien, c’est un sentiment très pénible ce manque d’assimilation – et c’est pire encore dès que c’est un peu théorique… Mais il le faisait avec une telle passion, une telle envie de transmettre, que je ne me suis pour une fois pas sentie trop ignare. Pour un peu, il m’aurait fait croire que je lui rendais service en lui permettant de m’expliquer. Pourquoi n’ai-je pas eu que des profs comme ça pendant ma scolarité ?

Je lui ai confirmé que j’avais bien ces documents et je vais les lui apporter. C’est idiot mais ça me donne l’impression de contribuer à un truc plus grand que moi. J’ai quitté la véranda pleine d’entrain, décidée à écumer toutes les fiches wikipedia sur ces fameuses utopies sociales, Fourier, Considerant et d’autres dont j’ai oublié le nom mais qui me reviendront en les lisant. J’ai retenu le nom de Victor Considerant car il est du coin.

Jeanne, quatorze ans, doit avouer qu’elle écoutait plus la musique que les paroles. J’adore écouter les gens parler de leur passion, quelle qu’elle soit, je trouve ça beau.


La veille, au retour de la kermesse, après avoir déposé Adèle à l’auberge sous la surveillance des adultes qui l’ont en quelque sorte adoptée, tant les clients que le personnel, j’étais partie en promenade autour du lac, promenade qui m’amena tout à fait par hasard au mobile-home de Janette. Janette et moi on se donne comme ça des rendez-vous qui n’en sont pas, sans les organiser, pour des récréations tout en légèreté. Et non je n’enfreins pas la règle 2 du Règlement intérieur de Jeanne, car elle ne s’applique pas aux femmes indépendantes qui repartiront bientôt et qu’on a toutes chances de ne jamais revoir. Ah mais.

Janette n’était pas de si bonne humeur que je l’espérais à mon arrivée. Elle grommelait plus qu’elle ne parlait et le vrac des casseroles, bassines, plats en tout genre ainsi que la quantité invraisemblable d’ingrédients sur la longue table à tréteaux sous l’auvent et sa chevelure blonde toute désordonnée, tout signalait une mauvaise humeur que les préparations culinaires tâchaient d’endiguer, selon son habitude.

Finalement, un peu à contrecœur mais parce que ça débordait, elle a fini par vider son sac. Elle m’a parlé des expéditions nocturnes de Lucien en cuisine et à la cave. Nous étions toutes les deux d’accord pour faire quelque chose, mais quoi ? De mon côté je ne peux rien faire directement, même pas mentionner que je suis au courant car je ne peux pas me permettre de savoir et de ne pas sanctionner. Or je n’ai pas envie de le faire car hormis sa propension à consommer sans modération, Lucien est très compétent et son apport au bon fonctionnement de l’auberge est précieux. Et puis je l’aime bien, il y a quelque chose qui me touche en lui.

“I’ve herbs. I’m gonna give him turkey trots!”

Devant mon incompréhension, elle a repris en français :

« J’ai des plantes pour lui donner le diarrhea. »

Je pense que j’aurais dû froncer le sourcil et la décourager dans cette voie, mais j’ai éclaté de rire en imaginant Lucien cavalant entre comptoir et WC. Mais à quoi bon s’il ne savait pas pourquoi ? Et comment le lui faire savoir sans me dévoiler ? Janette, déridée par mon adhésion à l’idée, proposa d’écrire un mot en son nom qu’elle lui laisserait dans la cuisine. Il ne restait plus qu’à l’écrire et je l’aidai dans cette entreprise, en lui dictant les formulations convenant au message qu’elle souhaitait faire passer.

En rentrant quelques heures plus tard, je suis entrée en catimini dans la cuisine par la porte extérieure pour glisser les herbes dans la tourte selon les instructions de Janette, puis je suis ressortie et j’ai contourné la maison pour passer par l’entrée principale.

« Bonsoir Lucien, bon courage pour cette nuit ! » ai-je lancé en passant devant lui pour monter l’escalier, l’air digne et le masque de la patronne bien ajusté sur mon visage.

Jeanne, quatorze ans, regrette de ne pas s’être réveillée à temps pour voir sa tête ce matin, j’aurais tant voulu pouvoir la décrire à Janette !

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