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Anna Fox

Chambre 12

Le monde est fini, le voyage commence

Je suis triste à crever et je sais où vous êtes, j’arrive attendez-moi, nous allons nous connaître… Je me demande si ma chanteuse a vraiment écrit ‘triste à crever’ ? Qu’importe, c’est bien cette chape de plomb, encre pourpre et chouettes hurlantes, qui m’enserre toute entière. Il fait toujours aussi froid en Alaska, poursuit l’autre, à qui je n’ai rien demandé.

Je m’exhorte à retourner dans la forêt crépusculaire, mais en empruntant une entrée plus clémente, peut-être celle qui m’avait permis d’émerger lors de ma première expérience. J’allonge mes pas. Je repère le talus où je me tenais l’autre jour avec Gaston. Nous avons été pris par la passion des loups, je n’ai pas osé lui demander de m’en dire plus sur la forêt. Quand il la regardait, il passait dans ses yeux des chimères noires puis des songes bleus qui m’ont troublée, comme si les seconds portaient cette promesse d’effacer les premiers. Je croise les doigts pour ses rêves. Cette forêt serait-elle une forêt de charmes ?

Je regarde la percée sombre, le coeur lourd. Dans le puits de ma poitrine, un trou invisible laisse depuis longtemps entrer des fantômes en souffrance. Tout un peuple disparu, hommes et bêtes assemblés. Réfugiés, déplacés, exilés, sans papier, orphelins, marginaux, apeurés, violentés, affamés, séquestrés, noyés, dépecés, abattus. Silence. Dans mes zones d’absence et mes gouffres gris, ils ont pris place. Je ne les connais pas. Leurs mots ne parviennent pas jusqu’à moi, il me faudrait un souffle liquide d’oiseau, une vive oreille de souriceau pour les entendre et leur parler. Jamais je ne pourrais les atteindre. Je ne peux que m’interroger et souffrir. Cette vie des morts installés en moi et ma profonde solitude me paralysent souvent. June pourtant m’a regardée, loin dans les yeux, et elle m’a souri. Elle ne les a pas vu, les fantômes. La vitalité de June est telle qu’elle réchauffe les ombres. Et puis j’étais heureuse et les âmes perdues aiment que je sois heureuse. C’est juste si difficile.

J’entre dans la forêt. Elle est moins obscure que dans mes souvenirs. Au pied d’un épicéa, au creux d’un coussin de mousse, j’entends aujourd’hui les bruissements du silence. Cette forêt est un sanctuaire. Sous les frondaisons de mémoire, reposent les disparus qu’elle a enseveli. Apaisés.

Beau comme Bowie, Hoshi chantait en prenant mes mains dans les siennes : Oh, no love ! You’re not alone. No matter what or who you’ve been. You’re not alone let’s turn on and be ! You’re not alone gimme your hands !

Je m’allonge. Les oreilles bercées du bourdonnement des écorces, des friselis d’un air rayé de minuscules agitations. Les yeux croisés sur les cris des busards bien au-delà des cimes. Le nez envahi des rousseurs d’humus. Peu à peu, les arbres qui me semblaient si lourds lancent leurs aiguilles dans une valse légère autour de leurs troncs frémissants. Un rythme joyeux agite les feuillages en une étonnante musique de verdure. Et soudain, des branches se transforment en oiseaux et s’envolent. Dans le bleu du soir qui vient, je tends mes bras, j’écarte mes doigts. Laisser derrière moi les deuils, les cendres, les malheurs du monde. Voler. Revivre.

Hoshi me répétait, encore et encore : Petite sentinelle des ténèbres, ne prends pas par la main des morts que tu n’as jamais rencontrés. Toi tu es vivante. Et comme tu es vivante tu es reliée à toutes les formes du vivant. Ne l’oublie pas Anna Fox. Tu n’es jamais seule et ta famille est immense. Regarde autour de toi, ils sont tout près et, aussi loin que tu remontes dans le temps, tu te trouveras des parents et des cousins bienveillants, tout contre toi.

Je regarde mes mains : mon pouce opposable, c’est le petit primate quadrumane qui l’a inventé. J’ouvre les yeux : ma facilité à déceler toute la subtilité des orangés et des pourpres, c’est mon ancêtre frugivore à fourrure qui se régalait des fruits colorés de la jungle qui me l’a léguée. J’écoute mon coeur : c’est grâce au paléomammifère et à son extraordinaire empathie animale, que je peux m’attendrir devant les airs d’enfance.[1] Voilà que je la sens palpiter en moi la fabuleuse richesse de toutes ces ascendances animales et végétales. Si proches et si différentes de moi. Si proches et si différentes les unes des autres. Tant de belles vies singulières que je peux maintenant tenter de comprendre et d’approcher.

Au pied de l’épicéa je m’endors. I make a dream. Quand nous, humains d’ici, auront fini notre oeuvre de destructeurs voraces, la nature effacera nos traces, les arbres se redéploieront sous les chants d’oiseaux réapparus sur la terre. Et si quelques-uns d’entre-nous reviennent, ils sauront au plus profond d’eux-mêmes qu’ils sont vivants parmi d’autres vivants. Ni plus ni moins.

Note

[1] Merci à Baptiste Morizot, philosophe, pisteur de loups et poète enthousiaste des formes du vivant. Le lire est un ravissement passionnant.

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