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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Aube et crépuscule. Et vice versa.

Encore un matin avec le mal de crâne, aujourd’hui. Mais quelque chose avait changé. Ce n’était pas une casquette plombée, une trace de gueule de bois, pour une fois. Juste une légère migraine. Presque saine. Trop cogité, pas du tout dormi, mais sans vider de bouteilles. Deux verres seulement. D’un excellent whisky que j’ai su déguster, reconnaissant ces saveurs que je ne remarquais plus depuis des mois. C’était une belle nuit. Dégagée, sombre et étoilée. Torturée, blanche et étalée. De ces nuits qui s’achèvent non pas par un simple lever de soleil, mais sur une révélation, ou un truc de ce genre. J’ai siroté longuement le deuxième verre, langoureusement, le faisant durer aussi longtemps que possible. Cherchant une échappatoire tout en sachant qu’aucune ne se présenterait à moi. J’avais cette conviction profonde d’avoir rendez-vous avec l’inévitable. Le démon des croisements m’attendait bien là. Seulement, il ne venait pas acheter mon âme. Il venait me la rendre. Drôle de situation. Un piège, sans aucun doute.

Je m’étais saisi d’un crayon, sur une impulsion. De la première feuille de papier acceptable qui se trouvait à portée de main. Je n’ai écrit que son prénom. Je me suis ravisé. Je me suis alors levé pour passer à mon bureau, récupérer mon stylo-plume fétiche, et ce bloc de correspondance Moleskine, toujours sous emballage, que je conservais dans l’un de mes tiroirs. Ce serait sur ce papier légèrement ivoire que se répandrait ma confession, écrite et signée avec mon sang noir. Les mots sont venus difficilement, douloureusement. J’ai raturé. Froissé. Jeté. Brûlé. Recommencé. Mais je m’y suis tenu. À fortes doses de café. À renifler. À grogner. À passer outre ma vue brouillée par les larmes, parfois. À me demander comment j’en étais arrivé là. Et pourquoi j’avais attendu aussi longtemps, pourquoi ça se débloquait maintenant, qu’est-ce qui avait rendu ce moment possible. Et une fois cette longue lettre terminée – bien plus longue que je n’aurais pu l’imaginer –, tout semblait vouloir maintenant tenir de l’évidence.

Ce n’était pas un quoi qui avait été le déclencheur, mais un qui. Cette petite renarde. Anna. Frêle, fraîche, vive et sauvage, Anna Fox. Qui en sortant de ces bois m’avait ramené exactement là où j’avais inconsciemment pris la décision de tout occulter, de tout planquer sous un tapis d’épines, de chaume et de tourbe. Les rayons du soleil dans sa chevelure rousse, ce long échange au sujet des loups, ce moment hors du temps, doux balancement dans un jardin luxuriant suspendu. Toutes ces années, je m’étais persuadé n’être qu’un vieux loup solitaire, un loup des steppes. Mais c’était oublier qu’aussi vagabond et solitaire que puisse être un loup, il n’en conserve pas moins l’instinct de la meute. Celle qui l’a vu naître et grandir, d’abord. Celle qu’il est destiné à rejoindre ou former, ensuite. Une nouvelle meute, voilà bien ce qui m’attend. Aussi longtemps que je continuerai à le nier, je ne pourrai jamais me sentir complet, ni totalement à ma place. Il est temps, peut-être. Oui. Il est temps, maintenant.

Délicatement, j’ai plié ces quelques feuilles puis les ai glissées dans une enveloppe. Que j’ai très vite scellé. Pour ne pas être tenté de relire, de corriger, de galvauder. Mais voilà. L’ironie veut que cette enveloppe soit vierge. Que pourrais-je bien y inscrire, si ce n’est son prénom. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle est devenue. C’est long, neuf ans. Il a dû s’en passer des choses, dans sa vie. De bonnes choses, j’espère. Est-elle heureuse ? Mariée ? Mère ? À l’étranger ? Je suspecte Charlie et elle d’avoir gardé contact. Je soupçonne Charlie d’avoir passé ça sous silence, pour m’épargner, pour tous nous préserver aussi, sans doute. Je pourrais envoyer un SMS à Charlie, pour lui demander une adresse. Mais je sais d’avance qu’elle ne me la donnerait pas aussi facilement. Mais Léo et Charlie arrivent le week-end prochain. Nous pourrons en discuter alors. Charlie pourra se rendre compte par elle-même que je suis en train de me reprendre en main.

J’ai donc posé cette enveloppe inclinée entre mon clavier d’ordinateur et son écran. J’ai souri. J’ai souri bêtement. Pas seulement de satisfaction, non. Mais aussi parce que ça me faisait penser à cette petite course avec Calliste, une résidente de l’auberge, cette semaine. Qu’elle était belle dans son silence, sa tension, sa détresse, sa dignité, accrochée à cette lettre qui allait certainement changer sa vie, la lui rendre peut-être. Et qu’elle était si rayonnante, une fois débarrassée de ce fardeau. Son courage n’a pu que m’inspirer. Bien dommage, d’ailleurs, que je ne disposais pas déjà d’une adresse. Sinon, je pense que je serais allé trouver Calliste à l’auberge. Et lui aurais demandé ce service. Bonjour, Calliste. J’ai grand besoin de vous, aujourd’hui. C’est encore pour la poste. Mais vous devrez conduire, cette fois. Je vous indiquerai les chemins. Moi, mes mains sont prises, aujourd’hui. Trop pleines de mon destin. Il n’a pas fini de me surprendre, ce job d’été.

Une fois cette lettre terminée, l’enveloppe disposée là où je ne pourrais pas l’éviter jusqu’à m’en défaire, j’ai fait ma livraison du week-end. Après un énième café, cela va de soi. L’odeur des viennoiseries et du pain frais m’a rappelé que je n’avais rien avalé de solide depuis de longues heures. En arrivant à l’auberge, je n’ai pas croisé l’ami Lulu, bizarrement. Mais ce n’était pas plus mal. J’ai comme cette vague impression que Lulu est capable de lire en moi comme dans un livre ouvert. Il est trop tôt pour que je puisse affronter cela, quand bien même je sais le Lucien discret et peu intrusif. Je me suis donc tout de suite dirigé vers les cuisines pour y déposer les sacs de pains. Janette était déjà là, à tourner les pages de son grimoire aux milles régals. Son habituel Hey, Gaston ! chaleureux et avec un léger accent. Son froncement de sourcils en voyant ma tête, son geste silencieux, bienveillant et spontané pour me remplir et me tendre une tasse de café. Et alors que j’allais repartir vers le buffet pour remplir les petites panières des viennoiseries, je l’ai entendue me lancer Et tâche de prendre un ou deux croissants pour toi, c’est ce qu’il te faut ce matin, je crois….

Trois mois. Trois petits mois. Et dire que j’avais peur de ne pas pouvoir tenir longtemps ce rôle, à croiser de nouvelles têtes, à socialiser plus qu’à mon accoutumée. Mais cette auberge est une oasis plantée au beau milieu de mon désert vert, sombre et résineux. Ça va être court. Je vais devoir apprendre à en profiter. Je suis rentré en coupant à travers champs et bois, empruntant les chemins forestiers, roulant à un train de sénateur. En arrivant, je suis repassé au bureau, m’assurer que cette enveloppe existait bien. Puis, fourbu, je me suis dirigé vers la salle de bains. J’ai taillé dans ce buisson de broussailles que j’appelle barbe depuis des lustres pour n’en faire qu’un simple bouc, strict. En levant les yeux, mon reflet avait rajeuni de quelques années. Restera les cheveux. Mais je n’allais pas m’y risquer, le résultat aurait été pire. Dans la semaine. Descendre à Pollox ou Saint-Claude, et me rendre chez un coiffeur. En attendant, une douche. Et au lit. Et, nom d’une pipe, j’étais convaincu que c’était le sommeil du juste qui m’attendait. Enfin.

Ça n’a pas loupé.
Je me lève seulement alors que le soleil se couche.
Ce n’est pas bien grave.
Une longue nuit m’attend.
Et elle s’annonce paisible.

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