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P. Vergnes

Chambre 18

Wanderer

Chère Amie,

Dimanche j’ai donc passé la journée dans la nature. Comme je suis parti tôt, sitôt le petit-déjeuner avalé, j’ai peu croisé de monde sur les chemins. Un des bois pas loin de l’auberge est en fait une lisière de forêt, plus dense, plus touffue et sauvage. Assez vite la pente est plus forte. C’est là que je remercie Maxime de m’avoir fait reprendre la randonnée dans le massif du Pilat, l’automne dernier.

A la moitié de la matinée, j’ai fait une pause, buvant le thé de mon thermos et grignotant quelques noisettes, assis sur un tronc moussu d’un vieil arbre, sans doute tombé lors d’un fort coup de vent. Quelques champignons y fleurissent, des insectes s’y agitent, chacun vacant aux occupations propres à son espèce. Le silence qui règne ici est léger, aussi léger que la forêt est dense. Pas un chant d’oiseau, à peine quelques bruissement dont je ne saurais dire la provenance ou ce qui les ont engendrés. Je profite longuement de ce moment particulier avant de repartir.
Il est près d’une heure lorsque j’arrive dans une sorte de clairière où le soleil perce en gros rayons chauds. Là, un tapis de fleurs bleues appelle au repos. Je déjeune des délices du panier tout en savourant le calme de l’endroit. Le silence n’y est plus maître. La vie a repris ses droits. Brutalement, la sonnerie de mon téléphone rompt le charme. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir capter à cet endroit. C’est presque un sacrilège. Non, c’est définitivement sacrilège.

Je décroche et lance un allo sec et brutal. En retour, j’ai droit à une “Bonne fête Papa !” lancé d’une voix joyeuse. J’avais oublié quel jour nous étions.
Maxime m’a parlé de son stage de bio-ingénieur, en Suède, qui le passionne toujours autant, moi, de mes corrections dans le Jura. Il n’en est pas revenu d’apprendre que je séjournais dans une auberge. Il m’a lancé : “Je parie que tu t’es fait tout un tas d’amis, non ?”, un peu moqueur. il me connait bien mon fils. Tout le contraire de moi, il est d’une grande sociabilité. Tout comme BK d’ailleurs. Il m’a donné de ses nouvelles aussi. Ils s’entendent vraiment bien tous les deux. J’ai cru comprendre qu’ils avaient des projets communs pour l’année prochaine. BK vous en a-t-elle déjà parlé ?

Je suis rentré tard. J’ai profité de la clairière, je crois même m’être assoupi. Après une douche rapide, je suis descendu dîner encore plus tard que d’habitude, à la limite de fin de service. Quelques personnes étaient encore attablées, seules ou en groupe. Fatalement, certaines personnes se sont rapprochées. Pour certains, rester seuls est impossible. Tout comme certains ont la capacités à se raconter très vite. Je n’en fais pas parti, ni des uns, ni des autres. Enfin je ne vous apprends rien.
En les écoutant, je remarque que les pensionnaires s’interpellent, s’appellent par leur prénom. Cela me parait toujours bizarre. Alors qu’en fait c’est moi qui le suis sans doute, en ne le disant pas facilement. Non pas que je ne l’aime pas, ou qu’il soit sujet à quolibet. C’est juste tellement intime pour moi. Je n’appelle aucun de mes étudiants par le sien. Vieille habitude du temps de ma scolarité. Chez les Khâgneux, le nom était de rigueur - l’est-il encore ?
C’est ainsi que j’ai appris que Jude se nomme en réalité June. Elle n’a pas une tête de Jude comme dirait BK. D’ailleurs, je me demande, se trouve-t-elle une tête de BK ?

Je suis stupéfait de l’avancé de mes travaux rébarbatifs ( je préfère corriger les copies de mes quatre cents étudiants que faire ce genre de corrections). Je suis plus concis, plus synthétique, je trouve mes formulations plus esthétiques. Comme si la nature du Jura aiguisait mon esprit. J’ai certes l’habitude de travailler dans cette région et le chalet familial est tout aussi perdu dans la montagne. Ici, je crois qu’étant déchargé de toutes contraintes ménagères, cuisine comprise, mon esprit se concentre sur l’essentiel : mon travail.
A bien réfléchir, la routine qui s’est installée, cadrée par les repas à heure fixe, les promenades aux alentours, et autres moments de détente, me permet d’être plus efficace, de ne pas m’oublier dans d’interminables heures penché sur ces fichues corrections, ces points de détails, ces parties à abréger ou au contraire à développer un peu. Il est vrai qu’au chalet, seul, je me laisse déborder, ne mange pas trois fois par jour, oubliant de prendre le temps de me ressourcer. La solitude n’a pas toujours que du bon dans le travail universitaire.

Je vais descendre au salon pour ma lecture du soir. J’aime m’y installer dans un fauteuil confortable. Regardant les volumes dans la bibliothèque, j’ai repéré une étagère où s’alignent gentiment les sœurs Brontë tout à côté des romans de Jane Austen que vous affectionnez. Il manque cependant son dernier, celui qui a votre préférence. Je me suis demandé ce que cela ferait de lire “Northanger Abbey” en pleine nuit avec l’hululement des chouettes ayant élues domicile dans les parages…

Bien à vous chère Amie

P. V

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