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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

« Handle with care »

C’est pas possible, ça ! Il va vraiment falloir que je fasse un sondage autour de moi, un jour ou l’autre. Depuis le lever ce matin, la seule chose dont je rêve est de retourner me coucher. La journée m’a encore mené par monts et par vaux (Non, non, ce n’est pas un travers de langage : l’expression est intrinsèquement figurative dans cette contrée) ; j’ai jonglé entre les véhicules selon les besoins ; j’ai chargé et déchargé le matin, le midi, l’après-midi ; et fini par faire quelques courses personnelles le soir. Je ne suis pas loin d’être sur les rotules, pourtant, une fois la nuit arrivée… Paf ! Impossible de me diriger vers le lit. Crevé mais les yeux grands ouverts. Laminé mais le sommeil hors de portée. Et comme cet état m’énerve au plus haut point, forcément… Ça me tient encore plus éveillé. Marre. Marre. Marre ! Souvent, c’est le moment où je décide de m’assommer à l’aide d’une bouteille d’un truc fort. Mais ça va me mener où, à force ? Ça m’a déjà mené où je suis, d’ailleurs. Bof. Je ne m’en plains pas tant que ça, finalement. Bref. Voilà. C’est reparti. Comme tous ces soirs-là, je divague… Vague.

Mais j’ai peut-être bien un joker dans ma manche, désormais. Pour les prochaines semaines, tout du moins. Un joker avec une bonne tête, en plus, et qui ne suce pas que des glaçons non plus, soit dit en passant. Mais à deux, je crois dur comme fer qu’il y a moyen de se montrer plus raisonnables et de « savoir apprécier et consommer avec modération », comme nous le rabâchent les étiquettes (quand il y en a, évidemment…). Mon joker est gardien de nuit à l’auberge et se prénomme Lucien. Lulu et moi avons commencé à sympathiser dès le petit-déjeuner d’équipe. Et bien que nous ne nous soyons que furtivement croisés depuis, le courant passe plutôt bien. Sauf que ça fait maintenant une semaine, grosso merdo, et les interactions hors boulot ont été rares. Peut-être le moment est-il venu pour moi de convenablement accueillir ce vieux roublard attachant qui trône la nuit derrière son comptoir et qui, derrière son air nonchalant, veille pourtant à ce que tout se passe bien, lisse, propre, et sans histoires. Sauf l’histoire de l’alarme incendie, évidemment. On en rigole encore entre nous, avec Henri et la petite chipie.

Donc, cette nuit – puisque l’autre enflure de Morphée semble bien partie pour me poser un nouveau lapin –, je vais aller rendre visite à l’ami Lulu, pour lui souhaiter une vraie bienvenue digne de chez nous. Ce que je ne peux décemment pas faire en arrivant les mains vides. Voyons donc quelles sont les munitions en stock qui pourraient faire l’affaire… Mouaip. On va peut-être éviter la poire du Pé Jules, d’autant que sur certaines bouteilles, comme un con, j’ai omis d’écrire l’année. Ça peut vite se révéler dangereux. C’est qu’il a pris un sacré coup de vieux, le Jules, ça se ressent sur la qualité de sa production : elle fluctue méchamment. Dernièrement, on a connu certains millésimes de sa gnôle qui arrivaient à fendre les bouteilles (voire à les faire éclater, parole !). Marco en conserve encore quelques litres de la cuvée 2015 que je lui avais descendus dans un carton. Carton sur lequel j’avais collé une grosse étiquette Handle with care, pas forcément pour déconner. Qu’il avait précautionneusement transférés dans des bidons. Marco utilise ça pour la retape de certaines pièces de moulins.

« Écoute, Gaston, même quand elle n’est pas buvable, faut pas la jeter ! Ça décape mieux que du trichlo et ça sent tout de même vachement meilleur… »

Ah ! Bonne surprise ! J’avais oublié cette provision de Macvin. Pas la peine de chercher plus loin. Bon équilibre et assez passe-partout : ça peut se déguster n’importe quand, sans risquer d’abattre l’âne. Je décide d’en prendre deux. Ne mégotons pas, d’autant qu’il n’est pas totalement improbable que nous puissions en ouvrir une in situ. L’arrivée doit être furtive, afin de ne pas déranger les occupants de l’auberge, elle se fera donc avec la Skoda, tous feux éteints, hors les feux de jour LED. Amplement suffisant pour parcourir l’allée que je connais comme ma poche désormais. Prendre mon double des clés, surtout celle de l’entrée de service. Filer d’abord en cuisine, juste au cas où. Tiens ? Pas là. Je finis par le voir à son comptoir, avec un bouquin. Chiche ? Je m’avance l’air de rien, me plante devant lui les mains (et donc les boutanches) derrière le dos et…

— Tiens, qu’est-ce que vous lisez ?

Je l’entends grommeler, le vois froncer les sourcils et lever le nez de son bouquin, puis ses yeux s’écarquiller.

— Tu te fous de ma gueule, là, non ?
— Je suis franchement obligé de te répondre, Lulu ?

C’est à ce moment que je dégaine les deux litrons de Macvin, que je pose délicatement sur le comptoir.

— Pour te souhaiter la bienvenue dans la région. Comme il se doit. ;-)
— Tu t’en sors bien ! Je m’occupe des verres…

Il pose son livre, se lève et va prélever deux petits verres à cuisine sur l’un des plateaux du buffet dressé pour le petit-déjeuner.

Je ne m’étais pas trompé : nous avons su apprécier et consommer avec modération, et tailler tranquillement la bavette en nous abstenant de rire trop fort. Alors que j’étais sur le point de le laisser tranquille et de regagner mon lit, je me suis souvenu qu’Henri m’avait glissé que Lucien logeait chez mamie Grolleix. Une mise en garde d’usage s’imposait : s’il pouvait se fier à 200 % sur l’histoire des lieux par la vieille dame, il allait devoir être bien plus prudent avec ses histoires sur les autochtones.

— Depuis quelques années, elle déraille parfois un peu. Ce n’est pas que sa mémoire est devenue confuse, non, mais plutôt qu’elle est tombée sur l’influence toxique de sa nièce du Sud-Ouest, Samantha. Je l’ai rencontrée une ou deux fois, celle-là. Elle est tellement portée sur l’élucubration et l’exagération que les rédactions réunies de Gala et Voici en pâlissent de jalousie. Faut dire que d’une simple anecdote familiale, elle est capable d’en faire tout un roman. Peut-être même une saga ! T’as qu’à voir !
— Houlà…
— Et possible que tu le constateras par toi-même, d’ailleurs, Lulu. Parce que je ne serais pas surpris de la voir débarquer durant l’été…
— Ah ben ça promet !

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