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Calliste Saunier

Chambre 13

Le pouvoir change de mains

Je suis allée gratter à la porte d’Irène-Aimée hier soir. Je l’ai trouvée assise en tailleur dans sa chambre, submergée par une quantité invraisemblable de vieux papiers, l’air un peu égaré.

Du coup je lui ai proposé de l’aide, ou de descendre dîner ensemble et elle a acquiescé à la seconde proposition. On a parlé, beaucoup. Elle semble tellement éloignée des clichés de “son monde”. Je lui ai parlé à cœur ouvert. De ce que font, dans les entreprises, les gens qui pourraient être sa famille, après des études fléchées par leur milieu, des cooptations sous formes de retours d’ascenseurs incessants. Leur mépris pour les individus qui ne sont pas des leurs, pour tous ceux qui ne voient pas l’enrichissement et la valorisation de soi par des postes ronflants. Et quand on ose l’ouvrir, ils nous brisent, un à un. “Restez à vos places, cerveaux indignes, c’est à nous que le monde a donné le pouvoir”.

Elle m’a raconté, un peu, son enfance dans ce monde où tout se mesure à l’aune de la puissance. A ce que ça veut dire que de grandir dedans. Faire plier, céder les esprits en rébellion. Finalement, un peu la même chose.

Qui sont ces gens qui nient en bloc toute autre forme d’accomplissement que le leur ? Qui pensent mériter de droit divin une supériorité à l’autre… pour quoi ? Pour finir par nourrir les pissenlits par la racine, comme nous tous. Alors à quoi bon ?

Elle a fait allusion, aussi, à des choses dont elle commençait à prendre connaissance et qui éclairaient très différemment sa vie de famille.

Elle me touche, Irène-Aimé. Il y a tant de possibles en elle. J’ai confiance en son regard. Il y a quelque chose de résolu dedans qui me dit qu’elle finira pas trouver son chemin à elle, quoi qu’il arrive.

En l’écoutant parler j’ai compris aussi ce que mon abruti de psy me répète depuis deux ans. Je me suis épuisée à faire changer une situation, mais je suis la seule à avoir à y gagner, à ce changement. Ils ne bougeront pas. Ils attendent que Dona Quichotte s’écroule et disparaisse, sans bruit. Et je crois que j’ai enfin trouvé le courage de faire ce que je devais faire.


Ce matin j’ai croisé Gaston près du comptoir de l’accueil. Il me paraît un peu intimidant et il avait l’air un peu fatigué, mais je me suis lancée, timidement. Je lui ai demandé si par hasard à son prochain aller-retour près de la Poste la plus proche, il pourrait m’emmener. A quoi il m’a gentiment répondu que si j’étais prête et que je n’avais pas peur des voitures de collection qui ont du vécu sous le capot, il s’apprêtait justement à partir récupérer du linge et des courses.

On a fait un début de trajet taiseux. Jusqu’à ce qu’il me demande si c’était sa conduite qui me terrorisait. C’est là que je me suis rendu compte que, les mains crispées sur ma lettre, muette de concentration, tendue vers l’envoi de cette putain de demande de rupture conventionnelle, je devais avoir l’air d’une petite chose fragile et craintive.

C’est là aussi que je me suis rendu compte qu’on ne roulait pas exactement sur la départementale. “Un raccourci, vous verrez, vous serez vite débarrassée de cette lettre qui m’a tout l’air d’être sur le point d’exploser !”

Je lui ai dit, un peu. Je démissionne. Enfin je demande à ce qu’on rompe mon contrat. J’ai été assez longtemps la victime, le pouvoir change de mains, je sauve ma peau, je reprends ma liberté. Et un peu de sous pour voir venir.

“Ils vont cracher, vous croyez ?”

Alors je lui ai dit que tout arrogants ravis de leur supériorité qu’ils sont, ces gens-là sont tellement acharnés sur les choses serviles que nous sommes que j’ai deux ans d’archives pour prouver un harcèlement caractérisé. Que la médecine du travail, l’inspection du travail, y trouveraient des choses intéressantes. J’ai souri. Même avec le temps et l’argent de leur côté, je pense qu’ils préféreront un bon arrangement à un mauvais procès, oui. “

J’ai rempli mon bordereau, payé. Je suis ressortie du charmant bureau de poste soulagée. Je ne leur donnerai plus jamais un pouvoir sur moi qu’ils n’ont pas.

Gaston a fait les courses pour l’auberge et nous sommes repartis. De temps à autre il ralentissait dans ses chemins de traverse, pour me montrer au loin un endroit, un bout de montagne, un arbre particulier. Il leur donnait des noms qui ne sont pas répertoriés dans les livres savants, des noms liés à des événements locaux ou de gens du coin.

Ça m’a plu qu’il me montre la région. Sans grands bavardages. Juste “Regardez, là. C’est beau, non ?”

Je l’ai copieusement remercié en arrivant. Ce trajet avec lui, qui devait n’être que fonctionnel, ça m’a fait l’effet d’une bourrade dans le dos amicale, comme un “ne vous en faites pas, ça ira de mieux en mieux”. Merci Gaston.

Maintenant que la princesse en détresse a commencé à se sauver elle-même, il va être temps de se préparer. J’ai rendez-vous avec Artus, cet après-midi. Tout ce chemin mérite bien une jolie récompense :)

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