Informations sur l’accessibilité du site

Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Les bois noirs

Il y a un peu moins de dix ans maintenant que je suis revenu sur mes terres. Elles ne l’étaient pas encore officiellement alors. Pas aux yeux de la loi, j’entends. Pas tout à fait au plus profond de moi, non plus. Il y avait bien quelque chose d’un peu viscéral déjà, un lien plus fort que je ne pouvais le soupçonner. Mais rien de flagrant. Rien que je n’aurais pu identifier avec certitude. Pourtant, quand j’ai déraillé, perdu pied — et presque la tête —, qu’il a été question de survie, c’est bien l’instinct qui m’a fait revenir ici. Auprès des miens. Les parents Gumowski n’avaient pas encore migré plus au Sud, Charlie passait toujours ses week-ends et quelques vacances en famille, mes rares amis d’enfance et d’adolescence restés par ici m’étaient demeurés fidèles et compréhensifs. Contre toute attente. Malgré celui que j’avais failli devenir. Ou celui que j’avais tenté de cesser d’être. Moi, si j’arrivais enfin à croire que je pourrais me reconstruire, j’étais cependant bien incapable d’appeler par son véritable nom ce processus qui s’était enclenché par lui-même : une renaissance.

On disait des Gumowski qu’ils étaient nés sous la bonne étoile des affaires. Tout leur réussissait plutôt bien, même si les parcours étaient parfois chaotiques. Le petit dernier n’était guère différent. Si ce n’était son étoile, à lui. Elle était filante. Une vraie comète. De fait, je réussissais. Tout. Facilement. Vite. Trop facilement. Beaucoup trop vite. C’était devenu à ce point grisant, aidé par la merde que je me foutais alors parfois dans le pif, que le complexe de Dieu n’était jamais bien loin. J’ai même totalement décollé, un jour. Ce n’était juste pas prévu, pas voulu, pas contrôlé. Pas d’atterrissage possible dans ces conditions, juste un crash. Mais avec des survivants. Un airbag m’a sauvé la vie. Et, cette nuit-là, ma bonne étoile a veillé à limiter les dommages collatéraux, en épargnant les innocents que j’avais failli emporter dans ma folie. Ça devait passer. Ça ne pouvait que passer. Sale merdeux inconscient dans sa sportive allemande, lancée comme un missile. Malgré tout le chemin parcouru depuis, je n’ai toujours pas avoué à quiconque que c’étaient des larmes qui avaient brouillé ma perception des distances, pas l’arrogance.

Il y a un peu moins de dix ans, je suis revenu sur mes terres, pour une lente convalescence. Ce n’étaient pas encore tout à fait mes terres. Ça allait être bien plus qu’une convalescence. Je m’en étais tiré à très bon compte physiquement. Quelques sérieuses fractures mais rien d’inquiétant, rien d’handicapant. À part peut-être une méchante arthrose sur le très long terme. Les Gumowski et leurs putains d’étoiles. Il y avait pourtant eu de sérieux dégâts, enfouis, durables. Mais ailleurs. Sur un autre plan. Enfermé dans un profond mutisme, dès que j’ai pu me libérer des béquilles, j’ai passé des mois à arpenter les champs, les vallées, les monts et les forêts. Ou à m’asseoir des heures en fixant l’orée des bois noirs. Ces zones de forêt où peu d’humains se risquent tant elles sont denses et sombres, mystérieuses et angoissantes. Captivantes. Des hectares entiers que l’homme ne fait que contourner sans jamais les traverser. Je me souvenais, qu’enfant, ces bois là-bas, bien que familiers dans mon décor, m’effrayaient. Un matin, tôt, je suis passé à la cuisine faire des provisions pour un petit paquetage. En silence, sans un mot, comme à l’accoutumée depuis presque un an alors. Sauf que j’ai embrassé maman, en la serrant très fort. Ça l’a surprise, puis inquiétée. Jusqu’à ce qu’elle croise mon sourire et mon regard. Elle n’a rien dit non plus. M’a rendu mon sourire et m’a tendrement caressé la joue, comme lorsque j’étais minot.

J’ai tracé tout droit. Sans la moindre hésitation. D’un pas décidé mais à l’allure modérée. Ne sachant pas trop à quoi m’attendre, je devais éviter de gaspiller inutilement mon énergie. Je me suis peu à peu enfoncé dans ces bois noirs. Ou, plus exactement, m’ont-ils englouti. Ou accueilli ? Je m’y suis cru perdu tout au long de la journée. Je m’y suis senti guetté tout autant. Mais jamais menacé. Observé, simplement. Épié, jaugé, mesuré, évalué. Jugé. Le verdict est tombé au milieu d’une minuscule clairière parfaitement inattendue. Les murmures des arbres à peine couverts par le chant des oiseaux, les grésillements des insectes, les bruits partout autour dans les fougères, les buis et les buissons, les craquements proches des branches mortes sous le poids d’animaux que je ne savais pas encore voir, pas même apercevoir. Dans cette percée de lumière dorée, mes terres m’ont d’abord parlé. Puis adoubé. Je pouvais maintenant revenir au monde. C’était le solstice d’été, la journée avait été longue et c’est entre chien et loup que je surgissais hors de cette épaisse forêt.

Il était là, mon papa Gaby, assis au bord du talus, les bras autour de ses genoux repliés. Il a tout de suite plongé son regard dans le mien, ne le lâchant plus jusqu’à ce que je le rejoigne. Il s’est alors lentement déplié, comme le sourire sur son visage.

— Ça va aller, fils ?
— Oui, Papa. J’en ai l’impression.
— J’en suis certain maintenant.

Il a passé son bras autour de mes épaules et nous nous sommes dirigés comme cela vers la maison.

— Ta mère nous a préparé un festin pour nos retrouvailles. Et Charlotte arrive demain. Nous remettrons ça en famille. Nous en profiterons pour parler donations, mes loupiots. Il est temps.

Dimanche, en début d’après-midi, j’étais parti prendre la place du Père Gum sur ce talus. Question d’habitude depuis. Et comme un pressentiment en plus. Il ne m’a pas fallu attendre très longtemps avant de la voir surgir, un peu surprise par cette large étendue découverte. C’était une femme renard. Tout juste un peu intimidée, déboussolée sur le moment, un peu frêle, elle a glissé dans ma direction. Je ne la connaissais pas vraiment, mais je l’ai reconnue sans peine. Je ne suis pas certain de son espèce exacte mais persuadé d’une chose évidente : elle est de l’une des miennes. Mes terres l’ont accueillie et les bois noirs l’ont guidée jusqu’ici. Peut-être ne le sait-elle pas encore elle-même mais elle est de retour. Et tout ira bien. Nous sommes restés un long moment assis côte à côte. Je n’avais encore jamais autant parlé à une nouvelle venue depuis des lustres. Mais je devais le lui dire. Je devais lui parler de nos amis que je sentais communs, revenus peu à peu, eux aussi, sur leurs terres. Sur nos terres. Il m’aura tout de même fallu du temps avant de comprendre ce que signifierait finalement pour moi de revendiquer mes terres : il n’est pas question de possession. Il est juste question de racines et d’appartenance. Je suis né ici. Deux fois maintenant. Et j’y ai appris cette forme étrange d’hospitalité et de tolérance envers des pairs bigarrés. Bienvenue sur mes terres, Anna Fox. Fais-les tiennes à ta convenance, quand bien même tu ne serais que de passage.

Haut de page