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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Jouer à la marchande

À part très brièvement pendant mon cursus, je n’avais jamais professionnellement occupé de fonction de réceptionniste. Ici, où j’ai un peu l’impression de recevoir les gens chez moi, c’est moi qui m’en occupe les trois quarts du temps, Denis assurant les temps des repas et une partie de l’après-midi. Ça me rappelle quand, petite fille, je jouais à la marchande.

C’est assez fascinant comme poste d’observation, stratégiquement situé pour voir les gens entrer et sortir, traverser le hall du restaurant au salon ou du salon au local à vélos. Je m’amuse à noter intérieurement ceux qui entrent seuls ici et ressortent en compagnie là, ceux qui boitillent en revenant d’une promenade cycliste, comme Mme Saunier l’autre jour, quoiqu’elle tâchait de n’en rien montrer. Et puis les solitaires : la randonneuse qui se perd une fois sur deux mais ne se décourage pas pour autant et que je soupçonne d’y trouver même un certain plaisir. Ou M. Mem, qui me donne simultanément l’impression de ne vouloir parler avec personne et d’espérer qu’on l’y oblige un peu. Je surveille aussi du coin de l’œil Henri, qui a beaucoup d’occupations de jardinage qui l’éloignent du bâtiment à l’heure de la sieste.

Il faut dire que je ne suis pas trop prise par la réception – ce qui est parfait, ça me laisse le temps de faire une bonne partie du travail administratif depuis le comptoir et d’éviter de trop grignoter sur mes nuits, surtout que Lucien assure bien sa part de paperasse. Je ne suis pas trop prise, disais-je, car de façon totalement inattendue la plupart des clients sont venus pour des séjours bien plus longs que la moyenne de ce que j’ai connu dans les hôtels où j’ai travaillé jusque-là. Deux semaines, trois semaines, parfois presque tout l’été, souvent seuls, c’est à croire que l’auberge évoque un lieu de retraite idéale. Je me félicite d’avoir déposé des cahiers dans les chambres, ces introspectifs l’apprécieront au moins autant que les sachets de bonbons suggérés par Denis.

Il y a une cliente, Mme East, dont le visage m’est familier mais je n’arrive pas à me souvenir dans quel autre hôtel où j’ai exercé elle aurait pu séjourner. Ça n’est pas très important mais ça me trotte en second plan dans mes pensées à chaque fois que je la vois. Dans la rubrique des insolites, il y a aussi cette jeune femme qui est arrivée accompagnée par une autre dame et a monté dans sa chambre deux gros cartons qui semblaient bien lourds. Elle est peut-être chercheuse ? Ou thésarde ? – C’est une autre de mes marottes, j’aime essayer de deviner le métier de mes « invités ». Je suis loin d’être performante à cet exercice mais je m’entraîne. Par exemple je pensais que M. Pict était prof de sport ou entraîneur ou quelque chose comme ça parce qu’il veille à entretenir son corps (il faut que je parle de lui à Gabriel, c’est tout à fait son type) et qu’il a un super contact avec les enfants. Adèle ne le quitte plus du regard quand il entre dans la même pièce qu’elle depuis la promenade en forêt de samedi soir où il avait accédé à sa demande de l’accompagner. Je lui ai demandé si mon intuition était bonne mais il m’a dit que non, sans pour autant me dire quelle était son activité. C’est tout à fait son droit, c’est à moi de réfréner ma curiosité.

Je réalise que j’ai l’impression que tous mes clients ont un truc spécial, quelque chose de pas ordinaire. J’ai parlé là de quelques-uns mais c’est pareil pour tous. C’est très curieux !

Ah… Je vois Henri qui s’éloigne en rasant discrètement les murs. Ça doit être l’heure que je m’attaque à la compta. Béni soit-il qui me rappelle quotidiennement à mes devoirs avec la précision d’une horloge.

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