Au soleil matinal, après avoir traversé la petite route et sauté le fossé, je longe le champ de la Ferme des Adrets. Une femme brune en salopette grise douche un cochon frétillant de plaisir, trois moutons dorment dans le pré, l’herbe rase est ponctuée de plusieurs chats assoupis qui dressent nonchalamment les oreilles. Je me souviens des promesses vertes que me soufflait Hoshi dans les hautes herbes. Puis j’entre dans une forêt cuirassée de bronze : sapins musculeux, sombres épicéas, minuscules champignons se développant en cercles. Je ne vois pas d’oiseaux. La lumière est tombée. Chaque parcelle de mon corps éprouve la dure épaisseur des troncs, la rigidité des branches tombantes, le craquement du bois mort, l’élasticité piègeuse d’une terre humide envahie d’aiguilles piquantes. Je me sens étrangère sous ces frondaisons noires de sanctuaire, loin de tout, si loin de la jungle luxuriante de mon enfance, des claires pinèdes de mon adolescence. Une menace se déploie. Hey babe, take a walk on the wild side. J’entends quelque chose qui monte sur moi, une course muette. Je ne vois pas les bêtes mais il ne faut jamais douter de l’invisible. Mon coeur cogne. Je serre au fond de ma poche mon petit 32 Dumas. Schlac !
Tortueux comme des racines, les sentiers contournent les troncs sans dégager la moindre direction. Je ne sais plus où je suis. Est-ce parce que j’ai été arrachée trop jeune à mon père par la furie maternelle, bien avant qu’il n’ait pu me transmettre la manière d’occuper l’espace-temps ? A trois ans, ma vie a basculé. On ne m’a pas dit grand chose de mon histoire d’enfant et j’ai refusé de combler les trous avec un grain de sable. Un peu plus tard, c’est à Hoshi que je me fiais pour me guider, marchant dans ses talons ou enserrant ma menotte de souris dans sa main. Et je n’ai pas appris à me repérer.
Finalement, je trace tout droit pour déboucher brusquement en pleine terre, toujours sans rien reconnaître. Il y a une seule présence au loin, en face de moi, un homme assis au bord du talus, les bras autour de ses genoux repliés. M’approchant, je reconnais Gaston. Il observe tranquillement la vue sur l’embouchure de la forêt, profitant du moindre frémissement de vie. Il sait que la patience aide à aimer le monde. Je vois son regard un peu perdu au loin, et comme un reste de chagrin ou d’enfance dans ses yeux. Il m’a observée émerger, désorientée et effrayée, il fait comme si de rien n’était. Juste un léger sourire qui plisse un peu les joues. Lui aussi a peut-être déjà erré dans cette forêt, prisonnier de ses sortilèges. Nous sommes en terrain de reconnaissance.
Très vite, il se met à me parler des loups qui reviennent dans le Haut Jura, continuant leur chemin de liberté sans frontières. Filant comme des lames de couteau, ils mènent leur reconquête des montagnes. Ici, le loup est chez lui et il y était bien avant nous. De toutes mes oreilles, j’écoute. Le loup, le loup est là ! Un grand loup bleu visite parfois mon sommeil, me retissant à la vie, fil à fil, mot à mot. Hoshi se demandait toujours comment on avait inventé l’écriture, quelle main incertaine avait tracé les premiers traits. Il se disait que la chevauchée des pattes de loups courant la plaine avait certainement dessiné les débuts du chemin des mots.
Gaston raconte l’intelligence du loup, la beauté de ses trajectoires, cette capacité qui le fascine à planifier le chemin idéal pour aller précisément où il sait vouloir aller. J’apprends une chose étonnante : quand on est perdu en forêt, trouver des traces de loup est salvateur, emprunter son chemin qui chevauche les pistes humaines permettra à coup sûr de rejoindre un point clé du territoire et sortir de la forêt. Ce féroce arpenteur serait donc aussi notre éclaireur ?
Gaston me raccompagne à l’Auberge. Il fait doux dans le Land Cruiser. Un jour, nous les humains ferons peut-être l’effort de savoir vivre avec toutes les formes du vivant sur terre. On se dit que l’on aimerait entendre le chant du loup, cet appel musical et mélancolique, résonant dans la nuit. Comme un don qui nous serait fait.
1 Commentaire de Laurent -
“On ne m’a pas dit grand chose de mon histoire d’enfant et j’ai refusé de combler les trous avec un grain de sable.” Comme elle est jolie, cette image <3
2 Commentaire de TarValanion -
J’aimerais bien croiser un loup un jour. Mais comme je passe 99% de mon temps entouré de civilisation, c’est pas gagné…
3 Commentaire de Otir -
Magnifique !
J’habite au milieu de la forêt et notre ville héberge des loups qui sont les éducateurs et les meilleurs ambassadeurs pour la protection de l’environnement et la survie de notre espèce !
J’aime décidément beaucoup ce Jura dont je me sens si proche grâce à vous tous de l’Auberge !
4 Commentaire de Avril -
Je plussoie la remarque de Laurent sur la phrase “On ne m’a pas dit grand chose de mon histoire d’enfant et j’ai refusé de combler les trous avec un grain de sable”. En te lisant, on les entendrait presque hurler à la lune.
Je découvre également le truc des traces de loup à suivre quand on s’égare en forêt. Grace à toi, je n’aurai plus peur de me perdre.
5 Commentaire de Claire Obscurs -
Moi aussi, j’aimerai en voir 1 en vrai. Un a été observé à 30 km de mon village, en Gironde. Il y a plus d’un siècle, mon arrière arrière grand père en avait vu un dans le village. Il lui avait fait peur, et il était rentré chez lui tout fier d’avoir vu un loup.
6 Commentaire de Sacrip'Anne -
J’espère qu’on reparlera des loups :)
7 Commentaire de lynxxe -
Reparler des loups, oui, je plussoie Sacrip’Anne… et Gaston. Et du lynx aussi ?
8 Commentaire de samantdi -
Anna Fox, tu as de grands pouvoirs, dont celui de m’embarquer avec toi où que tu ailles. Tes textes sont les cailloux du Petit Poucet.