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June East

Chambre 17

Le Paradis, c’est l’Enfer

Isaac ne devrait plus tarder à arriver. Il va être tellement fier quand il saura que j’ai eu une conduite exemplaire depuis son message. Quatre jours que je me nourris exclusivement de salades végétales et de fruits, (presque) pas une goutte d’alcool, que de l’eau plate.

Et jogging tous les matins autour du lac ou dans la forêt de sapins. L’autre jour, une frêle rouquine y trainait en profonde observation. De la faune ou de la flore, je ne sais pas. Un côté nymphe chez elle avec ses faux airs de Sara Giraudeau, toute mignonne. Je la dépassais en petite foulée quand son parfum m’a fait l’effet d’une madeleine proustienne : L’Heure Bleue de Guerlain, comme maman.

Ah, mon voisin de droite s’est installé sur son balcon pour pianoter son clavier d’ordinateur. Il me tourne le dos. Difficile de lui donner un âge ou lui attribuer un nom d’acteur. Je ne sais pas ce qu’il a bricolé en arrivant dans sa chambre pour faire un vacarme pareil. Il a l’air d’être quelqu’un de calme et discret pourtant. En même temps, depuis, c’est le silence absolu. Je ne vais pas m’en plaindre.

Je passe le reste de mes journées à m’imprégner de mon rôle. On n’incarne pas une force de la nature comme Mae West aussi facilement.

Régime drastique, Sport intensif et Travail acharné : ces vacances au paradis, c’est l’enfer ! Je n’aurai pas volé ma coupette de champagne tout à l’heure.


On pourrait penser que pour jouer Mae West, il suffit d’être blonde platine avec un bustier extrêmement généreux. Quelle erreur ! Encore une femme victime d’avoir été réduite à son physique. Les mauvaises langues diront qu’elle l’a bien cherché, qu’elle n’avait pas à se corseter la taille à s’en couper la respiration. Ou qu’elle n’avait pas à se jucher sur des talons de vingt centimètres, des talons si vertigineux qu’elle a dû inventer la démarche chaloupée pour tenir en équilibre dessus. Les hommes ont toujours eu le chic pour accuser les femmes de forger elles-mêmes les armes de leur crucifixion. Faire abstraction de son intelligence pour mieux la réduire à une bimbo de cinéma. Faire d’elle une simple starlette qui débitait un texte fantasmé par un réalisateur libidineux. Mais nooon ! Miss West écrivait elle-même la plupart des scénarios de ses films. Elle usait même d’un stratagème absolument délicieux pour déjouer la Censure. Une fois son script achevé, elle le truffait de dialogues tellement crus que ces messieurs bien-pensants les rayaient sauvagement. Ils oubliaient ainsi de couper tout le reste, un peu limite, mais qui était devenu acceptable en comparaison des horreurs qu’ils venaient de censurer. Pas folle la guêpe ! Une femme qui retourne les faiblesses des hommes contre eux pour mener sa barque à bon port a toute mon admiration. Et sans Mae West, pas de Shimmy Dance ! Pas de Marilyn Monroe, non plus. Qu’on se souvienne d’elle uniquement parce que l’armée US a baptisé des gilets de sauvetage à son nom me rend dingue. Être réduite à sa poitrine, tu parles d’un hommage !

Plus qu’un sex-symbol des années vingt, plus qu’une actrice-scénariste-danseuse-chanteuse-autrice sulfureuse des années trente, Mae était avant tout une femme libre et de convictions. Dans l’Amérique ségrégationniste de l’époque, un de ses nombreux amants, un boxeur noir, avait été interdit d’entrer dans l’enceinte de son immeuble hollywoodien, du fait de sa couleur de peau. Ni une, ni deux, elle fit l’acquisition de tout le bâtiment. Juste pour leur donner une bonne leçon. Ainsi son boxeur put pénétrer dans la résidence et sa dulcinée sans que quiconque puisse s’y opposer. Black Lives Matter avant l’heure. Les femmes aux cuisses légères ont toujours été brûlées vives par les hommes, alors qu’ils sont les premiers à en profiter. Injuste ironie et totale hypocrisie.

Depuis que je suis sortie du Cours Florent, j’ai tiré un trait sur le libertinage. Pas envie de voir ma vie sexuelle s’étaler dans les pages de la presse people. Des années sans céder à la moindre pulsion éphémère. Des années sans la moindre aventure d’une nuit. Quel changement ! Ce rôle, il me le faut. J’ai trop sacrifié pour ne pas en être récompensée.

“Is that a gun in your pocket, or are you just happy to see me ?”. Mae.


Un inconnu m’a fait sursauter alors que je lisais dans la véranda hier après-midi. Mon sauveur de l’alerte incendie. Je l’avais complètement oublié celui-là. Littéralement d’ailleurs. Un petit côté Vincent Cassel pas désagréable du tout. On a un peu discuté et j’ai accepté son invitation à prendre un verre à Pollox dans la soirée. Le « verre de l’amitié » comme il a dit. Ça fait flipper un mec qui parle comme ça, non ? J’ai tout de même insisté sur « en tout bien tout honneur ». Ça coûte rien. Maquillée juste ce qu’il faut, petite robe noire. Sobre. Si on fait abstraction des Louboutin aux pieds, petit péché de coquetterie.

On s’est donné rendez-vous sur le parking où il m’a galamment ouvert la portière pour que je m’installe dans sa BM. Un poil too much peut-être, méfiance. Niagara s’est mis à beugler L’Amour À La Plage quand il a tourné la clé de contact. Mes inquiétudes se sont envolées aussi sec. Un serial killer n’écoute pas les hits kitsch des eighties. Je suis safe. Il était si embarrassé que j’ai préféré lui dire que j’adorais ce style de musique.

Une fois à Pollox, il m’a raconté sa vie de barman et les différents endroits où il a exercé. La mixologie semble n’avoir aucun secret pour lui. Passionnant. Il fait partie de ses hommes qui savent doser une conversation. Parler de lui tout en s’intéressant à l’autre. Du coup, j’étais un peu embarrassée quand il m’a interrogée sur ma profession. « Secrétaire », ai-je menti. Il a vu que je rougissais en disant cela. Il a dû croire que j’avais honte de mon métier. Alors il a changé de sujet comme si de rien n’était. C’est pas le comble de l’élégance, ça ? Il avait noté que je lisais la bio de Mae West dans la véranda et a donc embrayé sur le cinéma.

Paul Dindon a beau être de très agréable compagnie, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer par-dessus son épaule les regards insistants d’un Nicolas Duvauchelle perché sur un tabouret au zinc. Je ne pense pas l’avoir croisé à l’hôtel, il doit être du coin. T-shirt à manches courtes sur des bras tatoués jusqu’au poignet. Des phéromones en veux-tu en voilà. Je me suis pincée pour revenir à ma conversation avec Paul.

Il m’a demandé si j’avais regardé la série Hollywood sur Netflix. Si je l’ai vue ? Ah, mon Dindon, si tu savais. J’aurais pu assassiner pour tenir un rôle dedans. Et ce malgré toutes les énormités qu’elle contient. Bien entendu, je n’ai pu m’empêcher de rétablir la vérité point par point.

Une querelle de couple au fond du bar a interrompu nos bavardages. Paul en a profité pour sortir. « Un coup de fil important que j’aurais dû passer plus tôt », m’a-t-il dit en s’excusant. Duvauchelle a sauté sur l’occasion pour me décocher son sourire le plus tombeur. Il est gonflé quand même, il a bien vu que j’étais accompagnée. Coup de chaleur. Je me suis retenue d’aller commander un autre Schweppes au comptoir. Je n’allais tout de même pas planter mon date ! En même temps, je n’aurais rien eu contre me laisser entraîner dans les bois par ce Nicolas. Le laisser remonter ses mains sous ma robe, déboutonner son jean et le faire glisser jusqu’à ses chevilles. Et bien plus encore… Elisa-nimal is back in town and she’s hungry. Je me suis dit que s’il faisait le premier pas, je ne répondais plus de rien. Et c’est là que Paul Dindon est revenu. Douche froide. On a repris notre conversation. Une blonde a mis le grappin sur Nicolas Duvauchelle. Affaire classée.

L’heure a tourné, il était temps de rentrer à l’auberge. Mon Vincent Cassel avait un sérieux coup dans le nez, j’ai jugé préférable de prendre le volant. Ce Paul Dindon m’a offert une très bonne soirée. Fenêtres ouvertes, à toute berzingue sur les routes sinueuses, avec Jeanne Mas qui hurle à tue-tête dans les enceintes pour être sauvée. J’ai réussi à garer la bagnole sur le parking de l’auberge sans l’érafler. Pas mal pour quelqu’un qui n’a que six heures de conduite. Je ne vais peut-être pas lui dire que je n’ai pas encore le permis.

“Good girls go to heaven, bad girls go everywhere”. Mae.


Le téléphone de la chambre sonne. La réception. Isaac est arrivé. Enfin !

Je file le rejoindre au salon.

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