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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Trompe le monde

La bouche pâteuse, la Chevauchée des Walkyries version infrabasses qui tapait à l’intérieur de mon crâne, l’humeur maussade, une nuit courte et tourmentée, je réunissais tous les ingrédients indispensables à la recette d’un parfait lundi matin. Si, samedi encore, je me réjouissais à l’idée de ce petit-déjeuner d’équipe, j’avoue qu’à ce moment précis je serais bien resté au lit ou allé zoner sur le canapé jusqu’à midi (probablement en rampant, afin de limiter la position debout). Mais puisque je n’ai pas été éduqué de la sorte, j’ai consenti à produire l’effort nécessaire et me traîner derrière le volant de la Skoda. J’ai même apprécié le petit confort moelleux et douillet de son siège en cuir et l’ambiance feutrée. Jusqu’au moment où l’installation audio se mit à cracher « The Sad Punk » dès mon appui sur le bouton Start.

Put…
Moins fort.
Pitié.

Au moins, le léger coquard que je m’étais trimballé à l’œil gauche depuis vendredi midi avait quasiment disparu. Je me demandais si la lèvre d’Henri avait cicatrisé. « Faudra bien qu’on arrête ces conneries, un jour. On a passé l’âge… ». C’était peut-être pour cela, au fond, que notre bastonnade avait été de courte durée. Problème de souffle, non ? Bref. Fidèles à la coutume, nous avions enterré la hache de guerre (noyé serait plus adapté) avec quelques bières. Je n’ai compris que j’étais marqué qu’au moment de déposer le Toyota pétaradant et toussotant pour diagnostics et réparations vendredi en fin d’après-midi, lorsque Marco m’a demandé, l’air de rien (à part son sourire amusé), comment allait Henri. Je n’ai vraiment constaté la chose par moi-même que le soir en allant me laver les dents. Comme souvent, c’est Marco lui-même qui m’avait ramené à la maison, on en a profité pour refaire une bonne partie du monde devant quelques gourmandises à boire et à manger. Comme il ne voulait pas coucher sur place, j’ai dû faire confiance à sa Scarlett pour le redescendre sain et sauf sur Saint-Claude.

C’est donc déjà avec la Skoda que j’ai promené Indiana Denis jusqu’à Bourg-en-Bresse, le lendemain. On va dire que je l’ai jugé sans doute un peu trop vite. Mais c’est de bonne guerre, non ? Avec tous les a priori que peuvent avoir les parisiens au sujet des provinciaux (des ruraux et des montagnards en particulier), nous autres, vaillants Crétins du Jura, sommes en droit de leur rendre la pareille, j’estime. N’empêche qu’il a été un peu surpris par la voiture, Denis. Et aussi particulièrement courtois de ne pas faire la moindre remarque concernant la marque bleu violacée qui s’était installée au coin extérieur de mon œil. Puis il ne s’est pas gêné pour me titiller au sujet du Toyot’, me faisant comprendre que ce garçon était peut-être bien acceptable malgré sa manie de surveiller régulièrement l’état du réseau sur son mobile et parler de chiffres, de chiffres et… de chiffres. Oui, j’exagère. Bien sûr que j’exagère. Mais, eh ! C’est un bizut. Normal de lui en faire voir un peu avant de l’adopter. Restera à vérifier sur la durée et, surtout, s’il tient bien la bouteille.

Le reste du week-end a été aigre-doux. Rien de particulier. Temps moyen à pourri, trop froid pour la période, trop humide pour les os. Sans surprise, ça m’a collé le bourdon à compter de dimanche midi. Comme bourdon rime avec Bourbon, j’ai fait une entorse à mes habitudes dans l’espoir d’alléger ma soirée. Clairement, ce n’était pas la meilleure idée du siècle. C’est donc avec les dents du fond qui baignaient encore un peu que j’ai vu la mioche sur le bord de la route, ce lundi. Pas haute, toute « fifrelette » et sautillant comme un cabri avec son cartable. J’ai ralenti, me suis porté à sa hauteur en descendant la vitre côté passager.

— Salut, gamine. Tu vas où comme ça ?

Regard vif et perçant, pas froid aux yeux, et aussi sec, la réplique qui fuse.

— Z’êtes de la police ? Et puis, vous, d’abord ? Z’allez où ?
— Pas très loin. Jusqu’à l’auberge un peu plus bas. Mais je peux te pousser un peu plus loin si besoin…
— Très bien, l’Auberge. C’est où je vais.
— Cliente ?
— Pff. Patronne !
— Oh… Toutes mes excuses.
— Z’en faites pas. On va pas en faire un plat.

Quand je l’ai vu tendre la main pour s’emparer de la poignée, j’ai déverrouillé les portes. Elle a jeté son cartable en premier avant de se laisser tomber sur le siège et boucler illico sa ceinture. Comme je la regardais faire en me marrant intérieurement, nouveau regard profond et inquisiteur.

— Bon ? Alors ? On bouge ?
— À vos ordres, Madame.
— Tu peux m’appeler Adèle, tu sais…

Elle était haute comme trois pommes et ne devait pas peser bien lourd, ma Miss Daisy. Mais elle était parvenue à dissiper ces nuages qui menaçaient de me pourrir une énième journée en ce bas monde.

Je relançai le moteur.
Les premières notes de « Lovely Day » retentirent alors.

– Faut du son, non ?

Miss Adèle acquiesça d’un hochement de tête digne d’un headbanger chevronné avec, en prime, une grande banane qui lui dévoila ses dents du bonheur.

Pourvu que sa mère lui ressemble…

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