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Lucien Durand

veilleur de nuit

La loi de l'emmerdement maximum

Guinard incendie - Détecteur de fumée, juin 2020
Guinard incendie - Détecteur de fumée

Anything that can go wrong will go wrong (Loi de Murphy)

Et voilà, à peine ma deuxième nuit à l’auberge commencée, bien pépère à l’accueil avec ma dernière trouvaille dénichée à la bibliothèque du bourg, et cette fichue alarme qui se déclenche. Branle-bas de combat, tout le monde sur le pont !

Alors il faut savoir qu’en cas d’incendie, l’alarme se met à hurler dans toute la baraque, des cuisines au grenier, et que le volume n’est pas réglable. Ça hurle ou ça ne hurle pas, une alarme. Et il faut aussi savoir qu’il est interdit, et même impossible pour certains modèles, de l’arrêter avant d’avoir trouvé la cause de l’incident, ou de la catastrophe. On doit en premier vérifier, sur le panneau d’affichage de la bête, dans quelle zone de l’établissement a lieu le sinistre, puis s’y rendre dare-dare pour constater de visu l’ampleur du phénomène, et prendre les mesures adéquates. Tout cela se passe donc avec un boucan d’enfer dans les oreilles, des portes coupe-feu qui se sont refermées un peu partout, et des pensionnaires affolés qui déboulent de leurs chambres et vous apostrophent. Bien évidemment, si c’est dans les étages, interdiction formelle de prendre l’ascenseur, il faut grimper à pied, et en courant si possible, ce qui n’est pas une mince affaire quand on a déjà son premier gramme dans le sang. D’ailleurs avant de partir à l’assaut des étages, il faut coincer l’ascenseur, en s’assurant tout de même que personne ne s’en sert.

Tout le monde sur le pont, donc, mais c’est vite dit, parce que j’en suis d’abord presque tombé de ma chaise, renversant la bibine planquée sous le comptoir à mes pieds. Heureusement que je viens avec des réserves ! J’ai eu à peine le temps de me remettre debout et de planquer les dégâts, que voilà Dame Jeanne qui surgit dans l’accueil, depuis la salle de restaurant où elle finissait la mise en place des tables pour le lendemain. “Lucien, vous avez touché à quelque chose ?” me demande-t-elle avec un air mi-affolé, mi-courroucé. “Ah ! non Madame” lui réponds-je “là c’est pour de vrai”. Et me voilà d’ouvrir à la volée le placard du tableau électrique pour voir d’où provient l’incident sur le rack de l’alarme.  “Et on dirait même que ça vient de chez vous, hein !” Là, son visage passe du blanc au rouge, ce qui lui va admirablement bien, et la voilà qui se précipite dans l’escalier.

Je lui emboîte le pas aussi vite que possible, après avoir bloqué l’ascenseur qui par chance était au rez-de-chaussée, et me voilà à cavaler dans l’escalier. Enfin, elle a pris pas mal d’avance, Dame Jeanne, parce que même avec ses petites jambes, elle gambade bien mieux que mon Lulu et ses presque soixante-cinq piges. Pouf ! Pouf ! Au premier comme au deuxième, quelques pensionnaires sont sortis de leurs chambres et nous jettent des regards inquiets, mais je n’ai pas le temps de leur adresser la parole, déjà essoufflé par la grimpette, et nous arrivons au troisième, sous les combles. Et j’ai oublié de parler des portes coupe-feu, qui s’étaient refermées automatiquement et qu’il a fallu ouvrir à chaque palier, deux par palier, et qui pèsent un âne mort, comme dit mon cousin du midi, mais je crois l’avoir déjà dit qu’il s’exprime comme ça mon cousin. Bref, non seulement j’ai mal aux cannes, mais aussi aux bras, et le cœur qui bat la chamade, et les poumons brûlés alors que je n’ai pas encore approché l’incendie.

Toutes les chambres sont fermées, sauf une car Dame Jeanne s’est déjà précipitée dans son logement, et par la porte béante je vois la fumée qui commence à envahir le couloir. “Panique pas mon Lulu, on va faire sortir tout le monde en vitesse, faudrait pas perdre l’auberge, la patronne, les clients et le boulot, pas forcément dans cet ordre d’ailleurs” me dis-je in petto. Mais je m’arrête sur le pas de la porte, surpris de l’odeur inhabituelle de cet incendie. Normalement quand ça crame, il y a une odeur de plastique brûlé si c’est un feu électrique, ou à la rigueur de bois carbonisé, ou de barbecue, mais certainement pas de savon, nom d’un chien !

Et pourtant oui, c’est une odeur de savon, ou de shampooing, ou d’un de ces trucs de filles qui sentent bon et justement, la fille est là, Mam’zelle Adèle, toute blanche dans son peignoir tout blanc et avec sa maman qui regarde affolée tout autour d’elle. Et là je réalise que ce n’est pas de la fumée mais de la vapeur d’eau, car j’entrevois à travers la porte de la salle de bains restée ouverte un nuage encore plus épais. Et soudain tout s’éclaire dans ma petite tête : la demoiselle a pris une douche, probablement très longtemps et très chaude, la chipie, et comme elle n’avait pas fermé la salle de bains, la vapeur a envahi la pièce d’à côté où se trouve le détecteur de fumée, et ce qui devait arriver arriva : déclenchement des sirènes, dérangement de Lulu au risque de lui faire avoir un infarctus, et de toute la maisonnée par la même occasion.

Ouf ! Par-dessus les hululements, je crie pour expliquer cela vite fait à Dame Jeanne, qui a viré au rouge écarlate, et lui demande d’ouvrir la porte-fenêtre qui donne sur le balcon pour aérer la pièce, et sur mes guibolles tremblantes je me mets en route vers le rez-de-chaussée, parce qu’il faut se magner de faire cesser ce potin infernal qui me vrille le crâne, (et le gramme n’y est pour rien pour ceux qui suivent).

Redescente donc à fond la caisse, descente pendant laquelle je double des pensionnaires qui avaient commencé à évacuer la tour infernale, et à qui je crie que tout va bien et que c’était une fausse alerte. Arrivé à l’accueil, je peux acquitter l’incident sur le panneau de contrôle et enfin couper ce fichu boucan. Quel soulagement ce calme absolu juste après la tempête !

Et là rebelote, mon pauvre Lulu, parce que ce n’est pas fini : on ne peut pas réenclencher la bête sans avoir rouvert les portes coupe-feu. Il me faut donc remonter, ignorer superbement les questions des pensionnaires et bloquer à nouveau ces fichues portes en position ouverte. Six étages au total et une douzaine de portes (qui pèsent un âne mort, je l’ai déjà dit ?), qu’il s’est farcis le Lulu, pour une gamine qui voulait se laver les cheveux !

De retour à l’accueil après ce marathon, j’enclenche à nouveau l’alarme, et je me mets illico à faire ce que sais le mieux faire : la gueule !

Personne n’ose me parler, même Dame Jeanne qui a pourtant essayé avec un petit sourire embarrassé et que j’ai rembarrée, juste assez fort pour qu’elle m’entende mais sans la regarder en face parce que quand même c’est la patronne, hein, et j’ai marmonné un truc du genre “Voilà ce qui arrive quand on ne surveille pas ses chiards, rogntudju…

Lulu fâché, ça peut durer et ça se voit, ça se voit même tellement qu’aucun des pensionnaires n’a osé m’approcher de toute la soirée. Et j’ai pu reprendre ma petite vie tranquille. Les Rougon-Macquart, que j’ai attaqué, en vingt volumes, ça va me faire l’été.

Non mais l’hôtellerie de nuit c’est peinard mon Lulu, sauf quand ça part en couille !

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