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Paul Dindon

Chambre 20

Lucette, Huguette et la gendarmette au bal musette

Le soleil perce timidement pour jeter un rayon dans la chambre en champ de bataille. Il est presque midi quand Siegfried hésite encore entre deux slips blancs. Je le laisse finir de se préparer et descends nous réserver une table pour déjeuner. Passant par la réception, je lis une pancarte qui annonce « je reviens dans cinq minutes, merci pour votre patience, la Direction. » Je souhaitais interroger Jeanne sur un probable supplément pour la deuxième personne. Je lui en parlerai plus tard.

Sur le journal mis à disposition par l’auberge, des miettes de viennoiseries, une empreinte de café sur un article qui me laisse perplexe. Encore une agression homophobe qui défraie la chronique. Mon cœur balance entre la satisfaction de voir une pancarte – la déclaration flamboyante, kitsch en diable de Siegfried – gifler symboliquement l’homophobie crasse d’une infime (mais visible, décomplexée) partie de la population et la honte d’afficher publiquement une histoire d’amour privée, intime. « Pour vivre heureux, vivons cachés. » C’est avec cet adage en tête que j’ai vécu la plupart de mes histoires sentimentales. J’ai grandi avec l’idée répandue que l’homosexualité était un vice, une tare. Construis-toi une identité avec ça. Les temps ont changé, les mentalités ont évolué. Mais les cons ne se sont pas évaporés, ils volent encore en escadrille — en espadrilles, ai-je l’habitude de plaisanter auprès de mes ex-clients. J’époussette ma lecture comme pour balayer mentalement les considérations misanthropes qui me saisissent quand je prends la mesure de la haine qui agite le monde.

— Paul, m’apostrophe Natou, pourquoi cette tête de six pans de long ?

— Oh rien qui ne mérite qu’on s’y attarde.

Natou, ce petit vent de bonheur qui efface sans qu’elle le sache les tracas des gens qu’elle croise.

— Tu sais quoi ? Tu devrais être remboursée par la sécurité sociale.

Elle éclate de rire, me tend le menu du jour, virevolte en direction de la cuisine pour mémoriser le nombre de filets de perche ou potées comtoises possibles ce midi.


— Allez ! Inscris-nous au Thé dansant ! On va se marrer, avait insisté Siegfried lorsque j’avais évoqué la charmante initiative de mes voisins de chambrée, Joseph Midaloff et sa moitié, Julie – investir le salon de l’auberge pour y organiser un après-midi danses de salon.

— On n’y va pas pour se moquer. On y va pour danser.

— Chiche.


Quelle suée ! Et quelle rigolade ! Nos maîtres de cérémonie Joseph et Julie mettent tout le monde à l’aise. On parle un peu de pluie, de beau temps, de l’atmosphère frisquette, y a plus de saison ma pauv’ Lucette, on chante les louanges de Jeanne l’aubergiste, on échange nos impressions de séjour et nos partenaires pour le mambo ou la valse musette. Incorrigible, je lance deux ou trois blagues potaches. Je ne sais pas s’ils rient pour me faire plaisir ou parce que je suis drôle. Peu importe. Je lis l’approbation dans le regard de mon barbu et c’est tout ce qui compte. Mon dieu les étincelles chaque fois que sa main frôle la mienne – on se croirait dans le Gendarme et la Gendarmette, quand Claude Gensac et Louis de Funès s’électrocutent à chaque baiser.

— Pas de chichis pour le cha-cha-cha, s’exclame Joseph pour imposer le tutoiement.

Mon mètre quatre-vingt-sept penché sur l’énergique mètre cinquante cinq et des talons de Hugo, mes yeux bleu clair dans les yeux gris de la jeune femme que j’appelle Huguette – je m’excuse, elle se marre, bon public – on s’efforce tant bien que mal de suivre la musique, d’écouter les conseils de Julie qui corrige nos postures, me félicite quand je n’écrase pas les pieds de ma partenaire.

Me font rire, Joseph et Siegfried lorsqu’ils dansent le tango. Quand, emporté par je ne sais quelle malice, Siegfried se saisit d’une rose blanche, la glisse entre ses dents et mime un bout de la scène de Certains l’aiment chaud[1] quand Jack Lemmon (Daphné) et Joe E. Brown (Osgood) se trémoussent sur la piste. D’abord surpris, très vite joueur, Joseph se laisse guider sous le regard hilare de Julie.

Dans le salon de l’Auberge du Bonheur, le bal insouciant bat son plein. Caroline, Élisa, Hugo, Calliste, Julie, Artus, Éric, Joseph, Siegfried et moi glissons sur les pétales de la rose qui a échoué sur le parquet surchauffé. Deux heures gaies se sont déjà écoulées. Le cœur léger, je prends la main de mon cavalier et l’emmène loin du brouhaha des conversations qui a remplacé la musique.

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