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Hugo Loup

Chambre 19

Thomas


Les jours passent lentement, puis s’accélèrent, avant de redevenir lenteur. Mes pensées sont inverses. Rapides dans la lenteur du temps. Lentes dans sa rapidité.
Arrive le moment où elles se mettent un peu en place. Alors je prends ma plume et j’essaie de consigner dans ce carnet leurs fruits.

Mon meilleur ami. Mon frère d’armes. Mon frère tout court. Mon mentor. Une figure paternelle aussi parfois. Voila qui est le Sergent-chef Thomas “Highway” Delarue, pour moi. Il ne me regarde pas comme une femme. Je veux dire qu’il n’y a jamais eu de jeu de séduction entre nous. Notre proximité, notre intimité est simple, sans aucune arrière-pensée. Si nous nous disons beaucoup de choses, nous avons gardé un bout de jardin secret. Pour moi, ce fut mes crush. Ces moments où un homme ne m’était pas indifférent. Où je rêvais de lui. Un peu comme Alexeï au début de mon séjour ici. En fait, non. Carrément comme lui. Je crois que j’avais trop honte. Je ne voulais pas qu’il se moque de moi. J’avais peur de le décevoir. J’ai tout fait pour ne pas le décevoir depuis… Depuis ce jour où il m’a encouragé pour la première fois. Où il m’a dit que j’étais la seule qui pouvait me faire réussir ou échouer.
Voilà ce que j’ai dit à Gaston sur Highway. Il me semblait que c’était plus correct. Alors même que nous ne sommes que deux adultes avec chacun son passé, son présent.

J’ai préparé mes affaires. Et puis j’ai pris mon duvet et mon sac à dos. Quand il m’a téléphonée, nous avions convenu de nous retrouver après le dîner. Il devait venir à pied.

Je me suis installée dans la cabane de la clairière. Etalé mon duvet sur le sol. Pris mon livre et lu à la veilleuse. La musique dans mes écouteurs. Quelque chose de doux. La voix de Nike Cave[1] a empli l’espace entre mes oreilles. J’ai fermé les yeux, laissé tomber le livre et me suis laissé happer par cette musique, cette voix. Il n’y avait plus ni passé, ni présent, ni futur. Rien que les frissons sur mes bras, le cœur battant au rythme des émotions. Celles des chansons. Les miennes en retour.

Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir. Juste senti la fraîcheur caresser mes pieds nus. J’ai ouvert les yeux. Juste une ombre se détachant dans l’encadrement de la porte. J’ai enlevé mes écouteurs. Me suis levée. Je savais que les moments à venir seraient importants. Je ne sais pas pourquoi. J’en avais le pressentiment.

Ce n’est que bien plus tard, allongés côte à côte, dans nos duvets, que la conversation s’est faite plus sérieuse, plus intime. Le ton était feutré. Presque des murmures. Highway, non, Thomas ! Il s’est ouvert à moi comme il ne l’avait jamais fait. J’étais sidérée. Sidérée de l’entendre parler de ses doutes sur son avenir. De ses espoirs. De cette longue quête de lui-même qu’il a symboliquement menée en parcourant les chemins creux, ces huit derniers mois.

Il m’a raconté cette lente descente durant les deux mois avant de partir. De tout bazarder m’a-t-il dit. Petit à petit, il a dû se décharger de ses encombrantes pensées. Il a appris à ne garder que ce qui était nécessaire à son propre cheminement intérieur. Parallèle à ce qu’il avait fait avant de partir. Se débarrasser du superflu. Mettre l’important dans une box louée. Ne prendre que le plus vital.
Je l’écoutais, attentive. Mon cerveau enregistrait ce qu’il disait d’un côté et cherchait des similitudes avec mon propre cheminement de l’autre. J’avais comme une sensation de parcours semblable. Sauf que lui a vingt ans de plus que moi. J’ai compris, alors, que cela faisait quelque temps qu’il essayait de tout enfouir au plus profond de lui-même. Ses espoirs, parfois déçus, ses pressions, ses interrogations, ses tristesses, ses chagrins. Son jardin secret. Il m’en ouvrait la porte. M’invitait à y entrer. Moi.

J’ai senti un changement, presqu’imperceptible. Impalpable. Indéfinissable. Dans le silence qui venait de se faire. De ces silences comme des pauses. Comme des respirations. Comme des bulles.

De nouveau sa voix s’éleva. Ou plutôt murmura. Il n’avait pas fini. Je frissonnais. Il l’a senti, je ne sais comment. Il a cherché ma main. Je lui ai donné. Et là, dans le noir, il a fini de me parler de sa quête. De ce qu’il avait trouvé. Compris. Il a mis des mots sur ce que j’avais en moi ces derniers temps et que je n’arrivais pas à nommer. A exprimer. Il m’en a fait cadeau, avec générosité. Parce qu’il lui semblait que j’étais à même de le comprendre. A même de l’appréhender. A même de l’appliquer. Du moins l’espérait-il. Moi. Moi ?

Il s’est tourné vers moi. Nos mains toujours jointes. “Parle-moi, Hugo !” Juste ces mots là et les vannes s’ouvrirent. Je partageais mon jardin secret avec lui. Mes doutes. Mes peurs. Mes émotions. Mes découvertes. Ce que je vivais. Comment je le vivais.
J’ai entendu son souffle reprendre. Il s’était arrêté ? Pourquoi ? Voulais-je seulement savoir ?

Le petit changement c’est fait plus perceptible. Plus palpable. Plus définissable. Plus tangible.
Pour la première fois, peut-être, j’ai senti que nous nous parlions comme deux adultes. Voilà ce qui faisait une différence.

Je ne lui ai pas parlé de mes espoirs. Je ne savais pas moi-même ce qu’ils étaient réellement. Peut-être me voilais-je la face. Sûrement. Ce n’était pas encore le moment pour moi de les appréhender. De les accepter ? De les assumer ?

Nous avons convenu de ne pas trop en dire sur nos projets. Du moins tant que cela impliquait d’autres personnes. Il a donc des projets avec quelqu’un ? Je crois que nous avons attisé la curiosité de l’autre. Pas plus mal. Un peu de piquant.

Je lui ai dit pour le Defender. Il a d’abord refusé. J’ai insisté. Il a capitulé.
Je lui ai dit pour l’Allemagne. Ces quelques jours que je prendrais directement en partant d’ici. Avant de rentrer chez les miens, au Mesnil sous Jumièges.

Il y a ce qu’il m’a dit, qui me trotte dans la tête depuis. Cela prend tout son sens. Pourtant je ne crois pas l’avoir pleinement… comment dire ? Pas saisi, ni appréhendé… Plutôt pas appliqué ?

Il nous faut révéler les mécanismes de notre propre histoire, démonter ses rouages, sa complexité, comme pour mieux rappeler que rien n’est jamais écrit d’avance[2]

Notes

[1] Ghosteen (2019)

[2] Citation légèrement réinterprétée, contexte oblige, d’un édito d’Historia

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