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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Sous l'aile d'un camion

On a fini par l’avoir cette discussion avec Gaston. Depuis qu’il était revenu de Copenhague nous ne nous étions croisés qu’en coup de vent, nous débrouillant l’un et l’autre pour ne laisser place qu’à des échanges purement pragmatiques.

C’est moi qui ai craqué la première. Hier matin, tandis qu’il déposait les croissants et s’apprêtait à repartir, je lui ai dit qu’il fallait qu’on discute. Il n’a eu l’air ni surpris ni contrarié. J’ai eu l’impression qu’il s’apprêtait à faire la même proposition. Je ne voulais faire ça ni ici ni chez lui alors je lui ai donné rendez-vous à l’endroit qui me semblait le plus indiqué : au camion magique, l’après-midi même. Il a souri en acquiesçant d’un signe de tête.

Il est arrivé avant moi et m’attendait en prenant des photos. On s’est installés assis par terre côte à côte, adossés à la roue avant. Je ne savais pas par où commencer mais il ne m’en a pas laissé le temps.

« J’aurais dû te prévenir que je partais, je sais. Je comprends que ça t’ait gonflée.

— Gonflée ? Ça ne m’a pas “gonflée”, Gaston j’étais en colère. Depuis j’ai mâché, j’ai digéré. J’ai surtout compris, mais pas tout de suite, que c’était pas la patronne qui était en colère mais Jeanne.

— Explique-moi.

— En tant que patronne ça m’a gênée mais pas longtemps. Tu as un statut suffisamment à part aux yeux de l’équipe pour que le risque de “contagion” n’existe pas vraiment et sur le plan concret Léo te remplaçait donc pas de soucis de ce côté-là non plus.

— Et en tant que Jeanne ?

— En tant que Jeanne, ça m’a blessée. Que tu ne me fasses pas assez confiance pour simplement me dire que tu avais besoin de partir et qu’on s’organise ensemble, comme si tu imaginais que je ne comprendrais pas ce besoin impérieux et que j’allais essayer de t’en empêcher. Tu demandes une confiance que tu n’accordes pas toi-même.

— Je n’avais rien dit à Charlie et Léo non plus tu sais.

— J’imagine que c’est censé me consoler qu’on soit tous logés à la même enseigne ?

— Probablement pas. D’un autre côté ton mail laissait assez peu d’ouvertures, reconnais-le. Le ton était très “patronne-qui-gère-le-planning” justement.

— C’est vrai, tu as raison. Je marchais sur des œufs et c’est ma casquette la plus facile à prendre. Et puis oui, Jeanne ET la patronne sont inquiètes parce que tu n’as pas donné ton analyse des fichiers de Denis, à part me dire vite fait que ses chiffres étaient fantaisistes. Je ne sais même pas si tu as réellement pris le temps de les étudier.

— Alors justement si, et très sérieusement… Mais on parle de ça ou tu as encore des choses à dire sur mon absence ? Si c’est le cas, vas-y car je souhaite vraiment qu’on tourne cette page avant de traiter la suivante.

— C’est bon. Je t’ai dit, mâché et digéré. Et bien contente que tu aies l’air d’aller tellement mieux depuis ton retour. Mais je ne garantis pas ma réaction si tu nous refais un coup pareil.

— Je n’en ai pas l’intention. Le bonhomme retrouve tout doucement son chemin. Pour les fichiers de Denis… »

Gaston m’expliqua en détail son examen minutieux des tableaux que nous avions trouvés et les sources des erreurs invalidant ses conclusions. J’étais rassurée que mes propres calculs dont j’avais parlé à Gabriel soient ainsi confirmés. Mais Gaston souhaitait aussi m’alerter que si les chiffres étaient faux les raisonnements, eux, n’étaient pas tout à fait barrés.

« En résumé, conclut-il, le gros du chiffre de l’auberge repose sur l’activité avec le moins de marge et les fournisseurs se sucrent pas mal sur le dos de “la Parisienne”. Il y a des améliorations à apporter, sachant que la base est très saine. »

J’appris au passage qu’il avait entamé une opération Réduction-Séduction auprès des fournisseurs et qu’il y emmenait souvent Adèle. Le nouveau sens aiguisé des négociations de ma gamine ne lui venait peut-être pas seulement de la fréquentation d’un préado finalement. Au fur et à mesure qu’il parlait je découvris qu’il n’avait pas seulement étudié le travail de Denis mais qu’il avait vraiment pris le temps de réfléchir aux pistes qui s’offraient pour l’auberge. Négocier avec les fournisseurs mais aussi quelles nouvelles activités développer et comment. Il avait aussi réfléchi à différents montages financiers et même envisagé de modifier la structure de l’entreprise.

« C’est super, tout ce que tu me racontes. Ça rejoint des discussions que j’ai eues avec Gabriel et des idées sur lesquelles j’ai commencé à poser quelques notes. Si tu veux bien, j’aimerais qu’on regarde tout ça ensemble ?

— Ça n’est pas seulement que je veux bien, c’est que je t’en prie instamment ! J’ai fini par m’y attacher à cette bâtisse et ses habitants.

— Dans cet ordre ?

— Idiote ! »

Je respirai à pleins poumons, libérée de l’inconfort qu’avait créé en moi le froid avec Gaston.

« Je peux ? » demanda-t-il en esquissant un geste pour passer son bras derrière mes épaules.

Je détachai mon dos du camion le temps qu’il glisse son bras et me calai au creux de son épaule. Le boulot pouvait bien attendre cinq minutes.

« Ça se passe bien avec Marco j’ai l’impression ?

— Super bien.

— Et Adèle commence à s’y faire, non ?

— Oui. J’ai conseillé à Marco de venir en Aston Martin Ventura la prochaine fois qu’il viendra nous chercher à la gare. Ça devrait régler le problème définitivement. »

Son grand rire résonna contre mon oreille. Je crois que j’ai entendu le camion rire avec lui.

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