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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Same Player Shoot Again


Lorsque Hugo m’a déposé à la ferme, mardi soir, afin que je pose mes sacs et récupère les affaires de mon quotidien, y compris téléphone et véhicule, les filles ne s’étaient pas encore couchées. Je n’allais pas pouvoir éviter la confrontation à peine de retour, pourtant je ne m’en sentais encore ni le courage, ni l’envie. Il me fallait encore un palier de décompression avant toute mise à plat. Je leur devais des explications, certes. À Charlie, principalement. Comme j’en devais à Jeanne concernant l’aspect boulot. Mais il me restait une dose de plaisir, d’insouciance et d’ailleurs à prendre avant de pouvoir prétendre avoir retrouvé tous mes esprits. J’ai donc franchi la porte de la cuisine, côté terrasse, l’air de rien. Comme si je ne m’étais absenté que la journée. Ou presque. N’exagérons rien, tout de même.

Léo a certainement sauvé notre fin de soirée à tous, par son naturel, sa gentillesse et sa douceur sans limites, en me sautant au cou pour m’embrasser et s’assurer que mon trajet de retour s’était bien passé. Charlie demeurait, elle, en retrait, un sourire qui ne promettait pas que du bon sur les lèvres, un regard qui trahissait la fureur qu’elle luttait à contenir. Si ce n’était pas ce soir, tôt ou tard, ça allait être ma fête. D’habitude, j’aurais opté pour tard, bien plus tard, mais pour une fois je me disais que le plus tôt serait le mieux. Juste… pas ce soir. Ni le cœur, ni la tête, ni l’humeur à ça. Alors je me suis contenté de m’approcher d’elle, de lui caresser la joue avant de l’embrasser, puis de la serrer dans mes bras. Lui glissant au passage dans l’oreille « Ne t’en fais pas. Nous allons rapidement avoir l’occasion de régler ça. Une fois pour toutes. » Elle finit par se déraidir et me rendre mon étreinte. Et de me retourner, en reprenant la méthode et le volume : « Attends-toi à morfler. » En nous séparant, je plongeai mon regard dans le sien. Je devais lui transmettre mon message sans équivoque : « Si tu envisages l’attaque, fillette, prévois un casque, je rendrai coup pour coup cette fois… ». J’ai vu la fureur se décaler un peu afin de faire une place pour la crainte.

« Oui, Charlie, tu as bien compris : il va y avoir du changement. Enfin. »

Je déballai en partie le contenu de mon sac de voyage, pour en extraire un livre sur l’urbanisme, l’architecture et le design des contrées du Nord. Une bible m’avait-on assuré, pour peu de pratiquer couramment le Danois ou l’Anglais. J’avais également deux t-shirts qui klaxonnent des conneries pour ma frangine de poche. De ceux à glisser sous sa salopette d’adolescente ou, à l’opposé, en catimini sous une veste de tailleur un jour de tempête, en guise de doudous. Vint le tour des deux bouteilles d’aquavit. On mésestime souvent l’aquavit. L’une d’entre elles allait partir rejoindre Lulu, juste pour le fun, juste pour un clin d’œil. Et le reste attendrait plus tard. Léo me fit part du dilemme lié au programme du lendemain matin. Si nous avons failli recourir à un tirage au sort, confiant ainsi la répartition de nos rôles au hasard, la raison prit rapidement le dessus : je ne comptais pas trop dormir et pressentais que j’allais être à la peine pour un trajet aller-retour, quand bien même il se limiterait à l’auberge / Bourg-en-Bresse.

J’avais aussi besoin de tout bien regrouper dans ma tête, de synthétiser tout ce qui pouvait l’être, avant de discuter avec Jeanne. Sérieusement. Entre amis et professionnels. Car nous serions en mesure de combiner les deux. Je le savais. Encore fallait-il le lui prouver un minimum. Et mon échappée à Copenhague hors contexte faisait plutôt figure de handicap, pour le coup. Il allait être temps de soulever quelques pans du voile que j’avais posé sur un passé pas si passé que ça. Les bases. Commencer par s’assurer de la solidité et de la stabilité des bases. On ne peut rien construire qui puisse durer sans cela. J’abrégeai donc ces retrouvailles qui n’en étaient pas totalement encore, pour poser ces sacs dont je n’avais plus besoin dans cette chambre que je désertais depuis des semaines, passer au bureau prendre les notes que j’avais consignées plus au propre, filer à la grange pour charger carnet et téléphone dans la besace, en plus de la bouteille pour Lulu, et retrouver mon jumeau à moteur.


Devant moi, quelques heures encore à savourer cet entre-deux, à m’épuiser de plaisir et me reconstruire de désir. Cesser de me demander qui je suis et me contenter de devenir. Qu’importe le résultat, on ne choisit pas vraiment, il faut juste apprendre à l’accepter.

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