Nous l’avons faite, cette visite aux renards, Adèle et moi. Le raconter m’aidera sans doute à faire revenir les larmes de joie qui ont coulé sur mes joues, ce sont des larmes que l’on aime faire couler de temps en temps avec nos souvenirs, il ne faut pas en avoir honte, comme ne dirait pas mon cousin du midi, parce qu’il ne pleure pas, le Dédé, ou alors peut-être en cachette.
J’ai réveillé la gamine, qui a bondi comme un diable du canapé, attendant sa surprise et la cherchant déjà des yeux. Évidemment il n’y avait pas de surprise dans le salon, et elle l’a remarqué très vite, parce qu’elle avait pris la précaution d’inspecter la pièce du regard avant de s’assoupir hier soir. Elle en a dans le crâne cette petite, et j’ai pensé encore une fois que j’avais bien fait de l’adopter pour la soirée.
Alors nous sommes sortis du salon, avons passé la réception, et avons pris place côté lac sur le gravier d’Henri, juste à la distance qu’il faut, et nous avons attendu en silence, elle se retenant de parler car elle avait déjà compris depuis la sortie du salon qu’elle ne tirerait pas un mot de ma bouche, moi parce que je savais que six paires d’yeux nous surveillaient dans les buissons. En passant devant l’accueil, j’avais éteint la lumière dans l’entrée, et l’obscurité nous enveloppait. Et dans les yeux d’Adèle, je vis tour à tour la curiosité puis la contemplation s’installer. Nous respirions tranquillement, et regardions les reflets des étoiles sur le lac, elle guettant un mouvement, moi profitant de cette attente.
Les renards sont arrivés, comme à leur habitude, la mère en tête et les renardeaux la suivant, tous flairant les effluves de nos corps d’humains au milieu de toutes celles de la nature, reconnaissant mon odeur et celle d’Adèle, car si je les vois presque chaque nuit depuis leur enfance et qu’ils me connaissent bien, ils connaissent aussi les odeurs de tout le personnel et de beaucoup de clients, et ce sont des odeurs qui n’inquiètent pas, ou qui parce qu’elles ont été souvent rencontrées font partie de leur paysage de fumets. On s’en méfie de ces odeurs, mais pas au point de détaler, il y a quelquefois des friandises à récolter, et quand Lulu est là les friandises sont toujours au rendez-vous. Les renardeaux ont presque la taille d’adultes maintenant, c’est surprenant la vitesse à laquelle ça pousse, ces loustics, et plus aucun ne joue ni ne caracole comme il le faisaient il n’y a pas plus d’une semaine. Je suppose qu’ils apprennent maintenant avec leurs parents à se prémunir de tous les dangers qui les guettent. Courage les enfants, vous vous débrouillez déjà comme des chefs.
Adèle a commencé à ouvrir ses mirettes comme des soucoupes, elle a ouvert la bouche pendant quelques instants mais s’est reprise en me voyant l’observer, et elle a par la suite juste souri, un de ces sourires qui font tellement de bien à voir qu’on en oublie de le quitter des yeux. Et j’en ai effectivement oublié de le quitter des yeux, le sourire d’Adèle, et aussi j’en ai oublié tout le reste, et je me suis pris à rêver, et l’histoire d’Adèle avec ses renards s’est arrêtée pour moi sur ce sourire.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée pour elle parce que sitôt rentrés dans l’auberge, elle m’a demandé combien de fois je pourrais la ramener avant la rentrée, si on pourrait les samedis ou pendant les vacances, comment faire pour qu’ils s’approchent et qu’on puisse les caresser, que mangent les renards si on ne leur donne rien, et surtout en hiver, que font la mère, le père et les petits de leurs soirées, combien pèsent-ils chacun, et encore une foultitude de questions auxquelles je ne répondais pas, lui laissant le loisir plus tard d’imaginer ou de rechercher les réponses, avant que je ne la mette au lit et la recouvre pour qu’elle n’ait pas froid. Elle s’est endormie en quelques secondes, ou peut-être faisait-elle semblant pour se replonger dans son souvenir, c’est ce que j’aurais fait à sa place.
M’est avis, mon Lulu, que cette histoire de renards est loin de son dénouement pour la gamine.
1 Commentaire de Franck -
Faut que je reboote my life pour être Adèle, moi ! C’est trop cool \o/
2 Commentaire de Nuits de Chine -
Bien d’accord avec Franck.
3 Commentaire de Kozlika -
Je me demande qui est le plus chanceux d’Adèle, de Lucien ou des renards. Quoique finalement c’est sûrement nous, les lecteurs <3
4 Commentaire de Avril -
Bien dit, Kozlika. Après ça, on ne peut plus rien ajouter.
5 Commentaire de Natou auteur -
Magique !
6 Commentaire de Pétronille -
Merci Henri pour cette friandise à destination des humains.
7 Commentaire de Franck -
Il y a erreur sur la personne Pétronille, c’est Lucien l’auteur de ce petit bijou !
8 Commentaire de Pep -
On les confond souvent, ces deux-là, c’est amusant. :-)
Heureusement qu’une ou deux personnes à jeun ont pu témoigner les avoir déjà vus ensemble au même endroit, sinon le doute était possible.
9 Commentaire de Sacrip'Anne -
Très émue à la lecture de ce joli billet. Merci
10 Commentaire de Pétronille -
@Lucien je vous présente toutes mes confuses. Et cela n’enlève rien à la beauté et à la tendresse de ce texte.
Elle est un peu fatiguée Pétronille.
Merci @Franck pour la correction.
11 Commentaire de Ginou -
Quel beau billet plein de douceur et de tendresse !
12 Commentaire de samantdi -
Le dernier paragraphe rend tellement bien compte de l’enfance, il nous laisse sur un sourire <3
13 Commentaire de Joseph Midaloff -
Satmandi a raison, belle évocation de l’enfance, mais c’est sans doute que Lucien-auteur ne l’a pas laissée s’effacer entièrement pour lui-même ?
14 Commentaire de Paul Dindon -
Comment ai-je pu passer à côté de ce billet ? Je me joins à l’équipée d’admirateurs. C’est beau, simplement. Merci <3