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June East

Chambre 17

Dessine-moi un prince

Natou devait déjà m’attendre dans le hall de l’auberge. Aussi, voir l’ascenseur marquer l’arrêt au premier m’agaça prodigieusement. Les portes se sont ouvertes sur Môssieur de la Caterie. Il ne manquait plus que lui ! Il eut un mouvement de recul, puis entra et appuya sur le bouton de fermeture. Pourvu que la machinerie tienne jusqu’au rez-de-chaussée. Qui aurait envie d’être coincé là avec un Ostrogoth de cette envergure ? C’est à cet instant que j’ai repensé au rêve de revanche que j’avais fait à son sujet dimanche. Élisa telle une barbare émasculant l’incarnation de l’infamie. La force de cette vision m’avait subjuguée au point de croire pendant un moment que la scène avait eu lieu. Ce plaisir par substitution de la réalité avait enchanté mon humeur pour le reste de la journée.

Je ne pus m’empêcher de l’observer du coin de l’œil. À peine son regard osa s’aventurer sur son reflet dans le miroir qu’il poussa un soupir de tristesse. Je compris alors que le gars nageait dans une marmelade de complexes liés à son physique et qu’il masquait tout cela derrière une arrogance et l’ostentation de sa culture. Afficher un sentiment de supériorité pour mieux dissimuler celui d’infériorité. Les psychiatres n’ont pas fini de rouler en berline. Les tourments qu’il s’infligeait à lui-même ne devaient pas lui faciliter le quotidien. Il m’a fait pitié. Pas au point de l’embrasser pour lui redonner confiance, faut pas charrier non plus. Y a pas écrit Sainte Rita sur mon front. Et puis, il serait capable de m’en coller une. Alors, je lui ai tendu la main : « Le pied sur lequel nous sommes partis tous les deux n’est pas très… bref… On efface tout et on recommence ? ». Il a marqué une pause de réflexion. J’ai cru qu’il allait me mettre un vent ou m’infliger le sermon d’une de ses citations. Mais non.

Natou était en effet sur le pied de guerre quand les portes se sont ouvertes : « June, enfin ! Té, je suis là à piétiner en t’attendant. Et toi, tu sers tranquillement des paluches dans l’ascenseur. Vé, tu veux me faire monter la bouffaïs, ou bien ! Désolé, m’sieur Côme, je vous l’arrache. On nous attend à la ferme. Presto, presto !». Elle me prit par la main et m’entraîna au pas de course vers la sortie. Nous voilà à gambader comme deux sœurs. Laura et Mary Ingalls. La mission, que j’avais choisie d’accepter, était de juger le fils du fermier, son Prince, qui avait tapé dans l’œil de ma copine. Pouvait-elle lui faire confiance ? Le poids de cette responsabilité a doublé quand je me suis souvenue que Mary Ingalls était l’aînée qui avait été frappée de cécité vers la fin de la série. Natou n’avait-elle pas surestimé mes compétences en la matière ? Il me fallait faire maintenant de mon mieux pour évaluer le potentiel de ce Sébastien.

Heureusement que je ne comptais pas sur ma copine pour une visite de la ferme. Elle s’est dirigée comme un aimant vers son Apollon. La brièveté des présentations d’usage fut suivie d’une conversation entre les tourtereaux où je n’avais guère de place. Il n’y avait plus qu’eux, je n’existais plus. Quand l’un parlait, l’autre buvait ses paroles, et vice-versa. J’étais devenue le chandelier de la scène. Cette mignonitude me bouleversa et je me gardai de les interrompre.

Il n’y avait ni adjectif ni qualificatif pour décrire avec exactitude les charmes de ce garçon. Il m’inspirait confiance. La question était de savoir si je pouvais me fier à mon instinct. Natou pouvait respirer, le cœur de son prétendant battait la chamade au moins autant que le sien. Sur ce point, il n’y avait aucun doute.

« Mince, j’ai dû oublier mon pashmina dans la grange ! Attends-moi là, je cours le chercher », prétextai-je au retour alors que Natou me pressait pour que je rende mon verdict. Et je rebroussai chemin sans même la laisser réagir.

Sébastien était toujours à fourcher de la paille.
— Hello ! Je suis venue avec Natou, vous vous rappelez ?
— Heu… oui, évidemment.
— J’ai perdu mon pashmina, il est peut-être tombé ici ?
Je me dirigeai vers la botte de foin où j’avais dissimulé l’étole plus tôt quand ils bavardaient. Je ne pris pas la peine de chercher longtemps. Qu’il comprenne que cette mise en scène n’était qu’un prétexte m’importait peu. Je sortis l’objet de sa cachette et le brandis triomphalement avant de me rapprocher du garçon.
— J’aurais presque envie de vous donner les clés du paradis sans confession.
— Heu… Je ne comprends pas…
— Vous me plaisez. Je sens que je peux vous faire confiance pour ne pas lui briser le cœur.
— Ah là, aucun risque ! Jamais je ne lui ferai le moindre mal.
— Si vous saviez le nombre de fois que j’ai entendu cela.
— Tous les hommes ne sont pas… Je l’aime. Vraiment.
— Je vous crois… Une mise en garde ne fait pas de mal non plus. Si une larme coule de ses yeux et que j’apprends que vous en portez la responsabilité, vous me verrez débarquer dans votre ferme à nouveau. Et croyez-moi, vous ne voulez pas que je revienne en mode furie. Ce serait dommage que votre fourche se plante ailleurs que dans du foin, conclus-je sur le ton de la plaisanterie.
Il laissa exploser son rire dans la grange tout en fourrageant de sa main la blondeur de sa chevelure. En plus d’être un bogosse, il avait aussi le sens de l’humour. Ce garçon cochait décidément toutes les cases.

Je rejoignis Natou en courant et la rassurai en quelques mots sans lui faire part de cette discussion. Elle voulait en savoir plus encore, mais je devais abréger. Il me tardait de retrouver mon Prince. Mary Ingalls prit sa sœur Laura par la main et l’emporta dans son galop vers l’auberge.

« Il a ma bénédiction, Natou. Fonce ! ».

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