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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Dans toute mare aux canards se camoufle un cygne noir


Toujours faire confiance à Einar. Toujours. Surtout quand il vous annonce la veille au soir Demain, nous ne chômerons pas.

Ça fait quelques années déjà que je n’ai pas remis les pieds dans son bureau d’affaires, celui qu’il tient à conserver loin de chez lui, bien distinct de son bureau courant, de son cocon. Au point d’aller l’installer dans le quartier d’Østerbro. Si la pièce qu’il partage avec Inge, en guise de bureau commun, dans leur appartement est jonchée de livres et vide du moindre écran, c’est presque le contraire dans celle où nous nous sommes installés ce matin. Oh ! Il y a bien une grande bibliothèque, évidemment. Einar ne serait pas Einar sans des livres, de nombreux livres, pour l’entourer. Mais aucun sur le plateau paquebot de son bureau, en tout cas. Des moniteurs surdimensionnés, des dossiers, des notes, des cahiers, des piles de post-it, des feuilles pleines d’équations manuscrites, d’annotations rageuses. Et cet immense tableau blanc derrière lui, avec tout autant de signes condensés, dispersés, ou concentrés dans de complexes systèmes cryptiques et colorés. Je ne suis jamais parvenu à le suivre bien loin, chaque fois qu’il tentait de m’expliquer les systèmes dynamiques, les modèles chaotiques et les fractales. Aujourd’hui, plus encore, ces pans des mathématiques me paraissent insondables, hors de ma portée. Alors, je reste en surface. Einar le sait. Il ne m’en veut pas. Même que ça l’arrange, paraît-il. Ça aurait même été pour cela qu’il avait tenu à m’embarquer dans l’aventure. Pas seulement pour la coïncidence amusante de mon patronyme. Parce qu’il cherchait quelqu’un capable de se maintenir à la surface, sans se décourager ou se noyer. Et, surtout, en mesure de discerner des motifs là où personne ne les suspecterait. Apophénie. Pure et pathologique apophénie. Pas cette parodie qu’on associe à la paréidolie. N’en déplaise aux sceptiques radicaux. Que j’emmerde au passage. Qu’un seul d’entre eux tente de vivre avec ça sans devenir un profond paranoïaque ou s’embourber dans des délires psychotiques, on pourra alors disserter à ce sujet autour d’une bonne bouteille.

Il va me falloir encore pas mal de temps pour digérer cette longue conversation entamée samedi matin, avec Einar. Quelques morceaux seront moins digestes que d’autres. Nous le savons tous les deux.

Arrivés au bout de ce chemin, comment nous séparerons-nous alors ?


Nathan avait un rendez-vous, il a donc dû couper la visio. De nouveau disponible à partir de 11 heures. Einar avait (déjà ?) faim et est donc parti nous récupérer des viennoiseries locales. J’ai préféré ne pas l’accompagner, cette fois. Besoin d’un peu de temps pour moi. Pour laisser refroidir mes neurones que ce barbare a réussi à porter à ébullition depuis 7 h 30 ce matin. Si je ne me paye pas une migraine d’ici la fin de semaine, je pourrai me considérer comme un homme chanceux.

Le point de bascule est maintenant atteint. Ne me reste plus qu’à croiser les doigts pour ne pas m’être trompé et faire en sorte que la descente soit paisible et ne vire pas à la chute libre. Suis-je seulement capable de me faire confiance ? Cette bête question me file le vertige au point de ressentir une nausée latente.

Allez. Reprends le manche et cramponne-toi.
First things first…
Remettre un peu d’ordre.


Bonjour Jeanne,

Désolé d’avoir été confus mercredi matin au point d’avoir oublié de te signaler mon remplacement provisoire par Léo pour les jours qui allaient suivre.

Pas vraiment des vacances, non. Je ne pensais pas non plus rester aussi longtemps. Je reprendrai pleinement mon service dès mercredi matin. Et l’assurerai aussi longtemps que tu voudras bien me faire encore confiance.

Pas de circonstances atténuantes.
Pas de justifications.
Juste de l’embarras.

À très bientôt,
Gaston


PS : Fais une grosse bise de ma part à Adèle.


Bonjour mes amours,

J’atterrirai demain après-midi à Genève. Je me débrouillerai pour le retour, comme je me suis débrouillé pour l’aller. Ne m’attendez pas forcément pour demain soir. Peut-être vais-je avoir besoin d’un ou deux paliers de décompression afin de refaire surface dans de bonnes conditions. Mais je serai là pour le petit-déjeuner de mercredi.

Léo, à ce sujet, ne mets pas de réveil pour mercredi matin : j’assurerai les livraisons. Je ne te remercierai jamais assez, jolie Bouclette.

Je vous embrasse. Je vous aime.

G.


PS :
Et… Si. Malgré tout…
Vous me manquez terriblement. ;-)


Il est revenu avec deux gros sachets desquels se dégageait une odeur de cannelle, de chocolat et d’épices. J’ai entendu la machine à café crachoter deux doubles expressos. Il a fait glisser l’un d’eux au plus près de ma main droite, pour bien attirer mon attention. Il attendait, un peu impatient, que je lève le nez de mon écran de portable. Il me le signifiait même de la sorte.

— Merci, Einar.
— C’est bon ? Tu as fini de jouer ? On peut enfin s’y remettre ?
— Je…
— …
— On peut enfin s’y remettre, oui.

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