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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Fragmentation


Sous le ciel azur et le soleil brûlant de cet après-midi, mon seul horizon demeurait pourtant gris. Ce gris vibrant et changeant de ses yeux. Le léger fard naturel qu’avait adopté sa peau me soufflait que mon idiotie avait au moins eu le mérite de la surprendre, qu’elle venait d’être prise au dépourvu, contre toute attente. Je remarquais une délicieuse chair de poule parcourir sa peau, tendre l’étoffe de sa robe sur ses seins. Je respirais son parfum du jour, celui de la rivière et de la forêt, celui de sa chevelure encore humide, celui du soleil qui la faisait maintenant irradier. Elle était devenue l’incarnation de cette Nature qui me fascine et m’enchante, à m’en donner désormais le vertige. Je respirais son souffle court et tiède, l’odeur de sa crainte mêlée de désir. Nous étions si près l’un de l’autre, si proches que le tourbillon de la chaleur de nos deux corps se faisait brûlant.

Le système anti-feu se déclencha subitement.

Son poing percuta mon estomac.


C’est par un SMS de Vernon que j’ai appris pour le Comte. Et pour AlexeÏ, donc. Guère de temps après mon dernier passage du matin. Ça m’a foutu un coup. C’est con, hein ? Je le connaissais à peine ce vieux Comte. Juste par ce que nous en avions appris par Alexeï, un lundi arrosé. Juste par ce que nous avions pu découvrir par nous-même, un lundi barboté. Un vieux roublard aussi épuisant qu’attachant. Ou le contraire. Bref. On s’en fout. C’est triste. C’est la vie, mais c’est triste. Je pense au bout de chemin qu’Alexeï va maintenant devoir faire en solo. J’espère qu’il est prêt. Je souhaite qu’il soit prêt. Je peste après ma tête de linotte en pensant à ces deux bouteilles de vodka que j’avais récupérées pour eux samedi. Et que je n’ai pas pensé à aller leur porter depuis le début de la semaine. Ça sera peut-être pour ce soir. Pour cette nuit. Je vais y aller. Je sais que Lulu va veiller au grain. Je pense que Vernon ne sera pas loin non plus. Mais je vais y passer, ce soir. Avec ces deux putains de bouteilles de Zubrowka Podlasie. Pas forcément pour les boire. Juste pour honorer le plus vivant des morts et les plus amochés des vivants.


Je sentais leur regard sur moi, hier. Ils me brûlaient. Ils m’écorchaient. Ils me fragmentaient. Ils me faisaient souffrir en rappelant la merde que je pouvais être. Le débile profond jamais bien loin de disjoncter, de tout faire péter, de se foutre en l’air.

Et pourtant.
Et pourtant, merde.
Oui, merde !

Je n’ai jamais rien fait de tout ça. Jamais complètement. Vous devriez le savoir, à force. Je ne suis même pas capable de faire quoi que ce soit jusqu’au bout. Je trouve toujours une excuse avant. Lamentable ou pas. Je m’en tape. Du moment que c’est une excuse. Je sais que c’est parce que vous vous inquiétez. Je sais que c’est parce que vous m’aimez. Je ne sais pas pourquoi vous y parvenez. Je ne sais pas comment me l’expliquer. Et dans ces moments-là, moins encore qu’à l’accoutumée. Et vous, alors ? Quelle est votre excuse pour supporter tout cela ? Vous n’avez rien signé, que je sache. Pas d’obligation légale. Pas d’engagement moral. Pas de contrat.


Il y a toujours besoin d’un poison. L’un chasse l’autre. Parfois, rarement, ils cohabitent. Parce que ça aide à toucher du doigt qu’on est vivant. Rien de plus. Il ne faut pas chercher plus loin. Demandez à Lulu. Je suis certain qu’il est expert en la matière. Sage parmi les sages du désespoir. Sage parmi les sages de la survie. Et si c’est lorsqu’elle nous fait un peu plus morfler qu’on prend conscience de sa valeur, à cette putain de vie ? Elle était sublime dans son silence, dans son ailleurs, dans sa concentration, dans sa précision. Combien n’y voyaient là que du folklore, de la tradition exotique, parmi tous ces badauds, ces spectateurs ? Et moi ? Je ne valais pas mieux, bien sûr. À applaudir aussi fort que le fracas d’un troupeau de bisons dans une plaine lointaine. Mais moi, c’est pas pareil. Pour moi, c’est Frida. Et je ne crois pas avoir tué de chats. Même quand ils sentaient pas bon. Voilà que je déraille. Je sais. Je sais. Tout n’est pas encore bien stable. J’ai pu éviter le crash et redresser suffisamment pour m’offrir un horizon. Il est juste un peu bancal, encore. Il donne une sensation de roulis qui file le tournis, cet horizon. Mais c’est en bonne voie d’accalmie.

Croyez-moi.
Essayez de me faire confiance, putain !


Elle m’avait conduit là, près de ce bout de rivière un peu plus profond. Vers son bain à l’eau sans cesse renouvelée. Elle l’avait fait sans me lâcher la main un seul instant. Nos pouls battant à l’unisson. Régulièrement, elle s’était retournée pour me sourire, pour s’assurer que je la suivais toujours. J’étais à la peine, oui. Pas un souci de rythme ou de forme. Elle me donnait des ailes. Mais simple question de taille. Elle passait aisément là où les branches me giflaient le visage. Nous sommes restés un instant l’un contre l’autre côte à côte à contempler. Puis face à face à nous sonder. Ce sont mes mains qui décidèrent de me jouer un tour. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Je sais aujourd’hui que c’est Anna qui les a ressuscitées. Anna avant de s’enfuir. Anna avant de disparaître. Il est temps que je me fasse une raison à ce sujet. L’absence d’Anna. La vie propre de mes mains. Sans crier gare, la gauche enserra sa taille fine, la droite glissa sous ses longs cheveux, sur son cou, s’enroula autour de sa nuque. Nos deux corps alors l’un contre l’autre, son regard toujours ancré dans le mien, nos lèvres finirent par se rencontrer. Enfin. Délicatement. Tendrement. D’abord. Puis nos langues. Existe-t-il une science traitant de la compression des corps ? Et puis nous nous sommes séparés lentement, très lentement, nos regards à nouveau enchaînés, liens étroits et solides. Mes deux mains avaient glissé pour trouver la place qui était leur. Qui ne pouvait qu’être leur. Autour de sa taille, lovées dans sa cambrure. Ce simple geste, cette position de mes mains désormais, et l’étoffe de sa robe articulèrent une déstabilisante réponse affirmative, silencieuse, délicate et sensuelle à ma question stupide, déplacée, et provocante. Une question à laquelle elle n’aurait pas pu répondre sans risquer de changer le cours de ce qui n’était pas encore advenu.


Adèle était égale à elle-même. Une banane aux dents du bonheur gravée sur un pois sauteur. Et si je faisais des enfants ? L’un d’eux, l’une d’elles, lui ressemblerait-elle ? Ressemblerait-elle à Charlie ? Ou serais-je maudit et n’obtiendrais qu’une nouvelle version de qui je suis ? Le risque est trop grand. Je n’aurai pas d’enfants, c’est évident. J’aimerai cette petite comme la mienne. Sa mère comme une nouvelle sœur. Let’s call that « Redemption », Buddy. Sur la boussole, j’avais fait graver « Ne grandis pas trop vite. 🖤 G. ». Tu es bien entourée, ici, petite Zazie. On n’en a pas l’air, avec toutes nos fêlures, nos failles, nos doutes, nos silences, nos bizarreries, nos excès et nos manques. Je le sais. Mais ton innocence devrait te permettre d’y voir clair. Ta famille s’est agrandie. On ne t’a pas trop laissé le choix. Tu ne nous as pas trop laissé le choix non plus, sache-le.

Jeanne a-t-elle remarqué que je la veillais autant qu’elle le fait en douce pour moi depuis quelque temps ? Et voilà que je me rappelle que je n’ai pas encore pris le temps de la rassurer sur la situation financière de son auberge, de cette perle de bienveillance qu’elle a offerte à ce recoin du Haut Jura. Ce week-end ? Ou la laisser aller encore un peu dans l’inertie de cette journée d’anniversaire qui me paraît être aussi précieuse pour elle que pour son Adèle ? Au passage, dans les quelques documents à ma disposition, j’ai reconnu des noms de fournisseurs familiers. Des amis de mon Gaby de père. De ceux qui m’appliquent systématiquement la remise Gumowski. La semaine prochaine, j’entame la tournée. Pour poser les premiers jalons des festivités des siamoises. Pour leur parler de la sœur cachée des Gumowski revenue saupoudrer du bonheur dans les montagnes au-dessus de Pollox. La même famille, la même remise. Pas de discussion possible.


Pourquoi me suis-je ainsi imposé pour conduire Natou et Adèle à Bourg-en-Bresse pour leur journée commune en guise de cadeau ? Elles auront besoin d’un chauffeur, évidemment. Mais Henri a déjà l’expérience de ce genre d’expéditions avec ces deux acolytes-là. Ça aurait coulé de source, non ? Mais non. Il a fallu que je m’en mêle. Mais pourquoi au juste ? D’autant plus que je m’étais promis de ne pas trop approcher Natacha, une bouture du soleil de Provence au milieu d’une auberge jurassienne. Un rayon de bonne humeur à l’accent chantant et à l’innocence naturelle. Pourquoi risquer de la contaminer avec mon ombre souvent trop grande pour moi ? Je suis toxique. C’est certain. Je ne suis pas solitaire pour rien. Enfin… Je ne tenais pas à être solitaire pour rien. Suis-je en train de rendre les armes ? De filer les clés au karma sans chercher à discuter ? Ai-je été lâche alors que je me pensais brave ? Qu’est-ce que je fais de tout ça, moi, maintenant ? De toutes ces nouvelles questions, de tous ces nouveaux doutes ? Est-ce son innocence qui me fait dire de Natou qu’elle, plus que tout autre, avait percé mon masque jeudi après-midi ? J’ai l’intuition qu’elle ne lit pas les gens. Elle les reçoit d’instinct dans leur nature. C’est son superpouvoir. Mais ne finira-t-elle pas par en souffrir un jour ?


J’ai lutté contre l’envie irrépressible de lui ôter ce tissu fluide qui lui servait de robe. Je ne souhaitais plus la voir habillée que de son seul mystère, que de sa simple peau. Mais n’était-ce pas trop tôt ? N’était-ce pas déplacé, prématuré ? Attendre encore un peu. Laisser prendre le feu. Ne pas la dévorer toute crue. Mon désir n’était pas seulement animal, ce jour-là. Il était également féroce. Inexplicablement féroce. Malsain. Ai-je compris à ce moment, sans trop y faire cas cependant, que je n’étais déjà plus tout à fait moi ? Que la crise approchait ?

Hugo…

Je t’en prie. Attends-moi. Promets-moi des jours et des nuits. Sauve-moi.


Il est maintenant plus de deux heures. J’ai failli à ma promesse à nouveau : j’ai au moins un gramme dans chaque bras. Je souris, satisfait malgré tout : je n’ai pas entamé la vodka. Je me suis retranché dans la grange pour éviter les filles. Je regarde ma caisse de chevet qui a comme des airs de mausolée avec la lettre de Mélanie, celle d’Anna et ce caillou qui ressemble étrangement à un cœur palpitant ce soir.

Il est temps que je me glisse dans la nuit.
Revoir les renards.
Taper dans la tisane de Lulu.
Poser ces bouteilles de Zubro.
Peut-être apercevoir Hugo.
Veiller Alexeï.

Mourir et renaître.
Un millier de fois avant le lever du soleil.
Au moins.

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