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Côme de la Caterie

Chambre 9

Nocturne

Le Comte est mort.
Et Alexei va se retrouver si seul. C’est pour lui que j’ai de la peine. Tant d’années d’abnégation, une vie personnelle (sans doute) reniée pour tourner seulement, uniquement et totalement autour de la vie d’un homme, sans doute estimable, mais fantasque. Peut-être même tyrannique… Une vie par procuration qui se transforme en mort par procuration.
Que peut-on espérer vivre quand toute sa vie on n’a vécu qu’en étant l’ombre d’un autre. Une ombre aimante, attentive et protectrice.
Oui je plains Alexeï, une ombre désormais abandonnée par le soleil qui le faisait exister…
Douleur supplémentaire, je n’ai hélas pas pu échapper à la mélopée que ma voisine corse s’est cru autorisée à entonner, soit disant pour rendre hommage au Comte. Méritait-il vraiment cette ultime avanie ?
“Puisque la mort est inévitable, oublions-la.” [1]


J’ai quitté l’auberge à la nuit tombée.
J’aime la nuit. Pas seulement ce moment magique où le jour se dissout dans la noirceur.
Non j’aime la nuit. Dense… Sombre… Épaisse… Enveloppante…
La nuit n’est pas silencieuse. Chercher le silence dans la nuit c’est se préparer à avoir peur se son propre néant.
Non. La nuit vit. Elle respire. Elle parle. Elle raconte. Elle berce. Elle émeut. Elle endort. Elle cajole et réconforte ceux qui savent l’apprivoiser…

Tu regarderas, la nuit, les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. C’est mieux comme ça. Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles. Alors, toutes les étoiles, tu aimeras les regarder… Elles seront toutes tes amies. Et puis je vais te faire un cadeau…
(…) Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire ! [2]

En fait la nuit m’autorise à m’oublier. Je pense aux autres, je pense aux miens, je feuillète les souvenirs que j’ai d’eux…
Une de ces étoiles c’est Papa. Mais cette étoile, je ne l’ai pas encore “identifiée”. Elle devrait pourtant briller plus fort quand je la regarde, non ?
Et parfois j’ai les larmes aux yeux en pensant à tout ce temps passé, ce temps perdu, ce temps gaspillé, à tous ces sourires, ces regards disparus. Et ces bras qui m’ont laissé m’enfuir…

Après un repas rapide je suis parti vers le lac.
J’ai bien vu la surprise de Natacha lorsqu’elle a pris ma commande… Elle est si “nature”, elle ne sait pas vraiment cacher ses sentiments, c’est qui la rend attachante, non si Natachante !
Je n’ai pris que l’Assiette comtoise (jambon fumé, saucisse de Morteau, pommes de terre en robe des champs, petit pot de cancoillotte, comté, bleu de Gex, morbier, noix, salade, tomates). Pas d’entrée, pas de dessert.
Je me trompe peut-être mais j’ai senti que Natacha m’aurait facilement demandé si quelque chose n’allait pas… Mais voilà, les méchancetés fânent moins vite que les fleurs de champs. Il restera longtemps - je le crains - une certaine réserve entre elle et moi. Et des miettes de pain qui grattent…
Même si les sourires que nous avons échangés étaient sincères.
Un sourire un peu mouillé de larmes de son côté : je crois qu’elle aimait bien le Comte…

Je suis parti vers le lac. Je commence à en connaitre certains recoins plus ou moins tranquilles, plus ou moins reposants, plus ou moins propices à la rêverie.
Assis sur une grosse pierre, je regardais l’auberge. Beaucoup de lumières étaient encore allumées.
La cuisine bien sûr, parce que si les clients mangent bien, cela suppose tant de travail. Avant et après le service.
Mais j’imaginais bien Jeannette en pleine discussion avec Natou pour savoir ce que les clients avaient dit de leur repas.
Ou peut-être en train de discuter de la prochaine carte… Et je me suis mis à rêver d’un bon poulet de Bresse aux écrevisses. Même avec supplément !
J’apercevais quelques silhouettes dans le patio, sans doute des discussions sans fin sur des sujets futiles ou très pointus, de ces discussions dont on ne retient rien mais qui font tout le sel des longues soirées entres amis.
Dans la chambre 2, la cliente corse n’avait allumé que sa lampe de chevet, à moins que ce ne soit la lumière de la salle de bains qui servait à éclairer la chambre… Normal, elle cherche le noir jusque dans la façon d’éclairer sa soirée…
Corneille l’a sans doute rencontrée dans une mort vie antérieure : L’obscure clarté qui tombe des étoiles[3], c’est pour toi, Black Widow, c’est cadeau ! [4]
Différence de luminosité flagrante avec la chambre 3, celle de Priscilla-boy. Quoique, ce soir, c’est noir chez lui. Je crois qu’il est parti avec son camion…
Logiquement si j’ai bien mémorisé, dessus de la véranda au 2ème étage, c’est la fille qui fait de la slack-line et qui prépare un concours. La lumière reste souvent allumée tard. Les révisions sans doute…
En revanche à côté d’elle, il y a Côme et sa maman. Pas vu de papa… Mais une autre femme qui est peut-être la 2ème maman ? Si ça se trouve… Ça me rappelle décembre 2012 la manif à Paris contre la haine des LMPTistes… La lumière est déjà éteinte. Dors, petit Côme… et profite de ces moments d’innocence où il te suffit de laisser Maman et Maman s’occuper de tout et de toi. Il te suffit de leur sourire et de gazouiller et elles seront radieuses…

J’aime regarder les fenêtres et parfois les ombres qui se dessinent contre les murs.
Je crois que la première fois que j’ai fait ça c’est à Houlgate, il y a bien 15 ans maintenant. Devant “l’hôtel des Blogueurs”. Quel drôle de nom… Je suppose que l’hôtel a fermé aujourd’hui, ou qu’il a été rebaptisé, en même temps que la folie des blogs s’est apaisée…
Je venais de laisser un garçon dans ses draps froissés mais je n’avais pas voulu rester et passer la nuit avec lui.
En sortant, je m’étais assis de longues heures en face de l’hôtel à imaginer les vies derrière ces fenêtres et ces volets. Le garçon que je venais de quitter (comment s’appelait-il ?) n’avait pas gambergé longtemps après mon départ : il avait éteint la lumière moins de 10 minutes après mon départ… Je m’étais plu à croire qu’il n’avait pas pris de douche pour garder un peu de mon odeur pour s’endormir…

Il doit être minuit passé… presque toutes les lumières plafonnières sont maintenant éteintes, quelques lampes de chevet offrent encore une lumière très tamisée dans certaines chambres. Des lecteurs/trices insomniaques ?
Je n’ose imaginer des corps à corps crapuleux, officiellement, dans les chambres que je peux voir depuis mon havre de tranquillité, il n’y a pas de couple. Officiel ou illégitime. Aucune ombre ne trahit les occupants des chambres…
Ou alors ma légendaire capacité d’observation s’est évanouie.
Alors que la cuisine était plongée dans le noir depuis plus d’une heure (ou deux ? ou seulement 20 minutes… je ne sais plus…), la lumière vient d’être allumée : je parie que Lucien, le veilleur de nuit est parti faire un tour dans les buffets et la chambre froide…
Il me fascine Lucien. C’est un taiseux comme on dit. Mais comme tous les taiseux, son regard parle pour lui.
Je l’ai vu avec les enfants, Adèle en particulier, la fille de l’aubergiste. Je ne crois pas que ce soit parce que c’est Adèle, mais tout simplement parce qu’il aime les enfants. Comme un père qu’il n’est sans doute pas…
Ce soir Cette nuit, les paroles de Bashung collent à la dégaine de Lucien, tel que je me l’imagine :

La nuit je mens
Je prends des trains à travers la plaine
La nuit je mens
Je m’en lave les mains
J’ai dans les bottes des montagnes de questions
Où subsiste encore ton écho

Je n’ai jamais connu de veilleur de nuit marié… Soit des étudiants qui faisaient ce boulot pour payer leurs études, soit des quinquas qui oubliaient leur vie en travaillant de nuit. Une façon comme une autre de gamberger en étant payé pour ça…
Lucien a ce côté cabossé à l’intérieur sous une carrosserie certes vintage mais bien lustrée…


Je crois que je me suis endormi.
Le clapotis du lac… Les bruits feutrés des animaux de la nuit… Le hululement lancinant d’une chouette pas loin de moi. Elle a dû passer autant de temps à m’observer que moi à divaguer sur les clients de l’auberge…
Toute la nuit j’ai rêvé, j’ai espéré revoir le chat gris aux yeux verts de Mademoiselle Desfontaine.
Mademoiselle, forcément. Elle a une façon de bouger, de regarder les gens, une façon de ne rien dire qui doit glacer plus d’un homme attiré séduit par sa silhouette… Elle est troublante et trouble. Fascinante, intrigante et… glaçante.
Une sorte d’amazone, ces femmes, ces guerrières qui ne toléraient les hommes que pour perpétuer l’espèce…
Je ferme les yeux et dans ma tête, Barbara chante Marienbad…

Mais où donc êtes-vous ?
Où sont vos yeux de jade
Si loin de Marienbad
Bien loin de Marienbad
Mais si vous m’appeliez, un de ces temps prochains
Pour parler un instant aux croix de nos chemins
J’ai changé, sachez-le, mais je suis comme avant
Comme me font, me laissent, et me défont les temps
J’ai gardé près de moi l’étole d’engoulevent
Les grands gants de soie noire et l’anneau de diamant

Je suis rentré au petit matin. J’ai salué Lucien, j’ai eu envie de m’attarder mais je n’ai pas osé.
Lui dire quoi sans être incongru ?
Peut-être ne rien dire et laisser parler nos deux solitudes parallèles ?
“Dans le silence et la solitude, on n’entend plus que l’essentiel.”[5]
Ce sera peut-être une autre nuit, car là, un nouveau jour se lève.

Notes

[1] Stendhal - Vie de Rossini

[2] Le Petit Prince - A. De Saint-Exupéry (je n’ai jamais lu ce livre…)

[3] Le Cid - Acte IV, Sc. 3

[4] Natacha Romanova dans les Avengers, toutes mes références ne sont pas érudites…

[5] Camille Belguise - Échos du silence

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