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June East

Chambre 17

Dix ans

On ne s’était pas donné rendez-vous dans dix ans pourtant nous étions tous là autour d’Adèle alors qu’elle soufflait ses bougies. Curieuse assemblée d’inconnus, des étrangers les uns pour les autres principalement, parfois entraperçus au détour d’un couloir, d’une parole échangée en attendant l’ascenseur… Nous étions tous arrivés dans cette auberge un peu comme si nous y avions vu de la lumière. Des sourires sincères. Une légère pointe d’amusante rivalité silencieuse peut-être à l’ouverture des cadeaux. Lequel toucherait le plus la star du jour. Des vécus différents qui paraîtraient incompatibles sous le microscope des experts en relations humaines. Et pourtant. Le temps d’un goûter d’anniversaire, au-delà de la poignée du cercle des intimes, le noyau dur des copains, il y avait quelque chose de tribal autour de la gamine, peut-être même de familial. Un peu. Comme des pièces disparates d’un étrange puzzle qui auraient trouvé le seul endroit sur terre où elles pourraient toutes s’assembler en un tableau chaleureux, ne serait-ce que l’espace d’une journée, ou d’un été.

À chaque départ, Jeanne remerciait d’un regard complice ou d’un mot gentil. Tous les instruments avaient joué leur partition, une parfaite représentation. Elle devait avoir été cheffe d’orchestre dans une autre vie. Curieux personnage que ce petit bout de femme pour parvenir à canaliser autant d’énergies et attirer autant la sympathie. Magnétique Jeanne.


Les portes de l’ascenseur se refermèrent. Je profitai du miroir pour vérifier que ma poitrine était correctement ajustée dans son bustier et vis son reflet derrière, l’élégance de l’homme dans son costume. Il pressa le bouton du second étage et se retourna. Si seulement il pouvait toujours me regarder comme il le faisait maintenant. M’aurait-il remarqué dix ans plus tôt ? Je l’ai croisé au bon moment. Il me vola un baiser avant la réouverture des portes. Si tant est qu’on puisse parler de vol.

Il appuya sur le bouton d’arrêt d’urgence.

Oui. Arrêter le temps. Le temps de jouir de chaque instant. Demain sera maintenant. Après-demain aussi.


Autre rendez-vous introspectif avec soi-même : le brossage des dents devant le miroir de la salle de bain. Là, où tu as le visage le plus con qui soit et que tu le vois. Étonnant, non ? Je n’ai jamais compris pourquoi à ce moment précis le cerveau décide de passer en mode analyse.

Et dans dix ans, aurai-je une tribu pour m’entourer ? Deux parents, une copine d’enfance et un pote du Cours Florent, ça fait léger. Même pas les doigts d’une main. Y a de la place pour le Javot. Et aussi pour son fils sur l’autre main. Faudrait que j’y travaille. Ne plus me contenter de simples connaissances. Bâtir des liens affectifs solides et durables. Que je fasse comme Jeanne. Que je me trouve un Henri, un Gaston, un Lucien, et aussi un Vernon, une Natou… Du long terme, du robuste. Il sera où le Javot d’ailleurs dans dix ans ? Se sera-t-il lassé ?

J’attrapai ma plaquette de pilules. « Il était mortel le miyeokguk, non ? Faudra que je demande la recette à Janette », lui hurlai-je en faisant sauter l’opercule pour libérer un comprimé. Okay, pas vraiment le genre de phrase idéale pour bâtir du durable.

Il m’attendait, impatient, allongé sous le drap.
— Elle faisait quoi ma dulcinée dans la salle de bain pendant des heures ?
J’ai éclaté de rire.
— Ouais, dulcinée, ce n’est pas ça non plus. Mais je tente, j’explore… Au moins, tu as vu, j’ai dit « ma », ajouta-t-il goguenard.
Il se moquait plus de moi et de ma requête de l’autre jour sous la douche qu’il ne cherchait réellement un terme pour me définir. J’en étais tout à fait consciente et il le savait. Nous avions atteint ce degré d’intimité où on parvenait à se taquiner sans risque sur des points sensibles.
— Moi, j’te dis, il va s’en passer des années avant qu’on arrive à la classe ultime d’Ann-Kathrin et Akikazi, dis-je en me lovant tout contre lui.
— Ah, oui, mais eux, on est dans les sommets ! Faut que je grimpe à cette altitude ?, demanda-t-il faussement effrayé.
— T’inquiète, je ne suis pas pressée, j’ai l’éternité.

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