Elle est arrivée.
Elle est enfin arrivée ! 800 km par route directe, 1000 ou presque en train, même avec étape, c’est long.
Mais elle a apprécié. Elle a pris son temps, elle n’était pas pressée.
Depuis la période, si lointaine, où elle était étudiante, elle a appris à apprécier les voyages. A les savourer.
Découvrir de nouveaux lieux, passer, en les faisant défiler. En imaginant qui les habite, qui les fait vivre, qui les aime ou les hait.
Possible qu’elle haïsse cette auberge, moi avec, avec la surprise qu’elle va y avoir. Possible qu’elle reparte aussi sec dans l’autre sens, avec mes couilles en trophée.
Vingt-cinq ans ensemble. Avec nos tempêtes, gros et petits grains, bons et mauvais passages. On a pas trop mal mené le bateau, rafistolé quand il le fallait, repeint quand c’était utile. Là… ça passe ou ça casse.
Je conduis pas vite, les petites routes, tout ça. Lenaig a sa main sur ma cuisse, comme toujours. Je pose ma main sur la sienne quand la route le permet.
Pollox… préfèrerai être de nouveau en Aden, à guetter les pirates. Aujourd’hui, y’a pas les « marins » bulgares que la compagnie embauchait pour ces trajets. Suis à poil avec un cure-dents, et démerde-toi.
J’aperçois Ji Hyuk sur la plage du lac. Parking. Sac de voyage. J’avance comme un condamné, ou un damné con. Contraste avec la joyeuse guirlande d’anniversaire sur le mur. Je pose le sac dans un coin du hall, en demandant s’ils peuvent le monter dans la chambre le temps que nous nous aérions un peu. Eu l’impression d’un sourire caché. Lenaig me prend la main. Chemin, forêt… plage.
Ji Hyuk se lève en nous voyant et court vers nous. Lenaig n’a pas le temps de réagir, elle se fait enlacer par la gamine.
« Ma Maman française ! »
Lenaig me regarde, interrogative. Autant plonger tout de suite, les requins seront heureux.
« Ma fille. Vais t’expliquer.
- Ça serait bien, oui. »
Je suggère à Ji Hyuk de reprendre son livre. Elle s’éloigne un peu.
J’explique. La troisième fausse couche, le refus de l’adoption, nos deux déprimes, la mère de la petite à Busan, la grossesse pas prévue…
Formation d’un iceberg sur le lac. Silence. Attente. Larmes au coin de ses yeux.
Fille de marin, sœur de marin, épouse de marin, elle tient le pont. Solide. Y’a une voie d’eau, mais le bateau ne coule pas.
« Quatorze ans, tu dis ?
- Oui. Quinze si on compte comme en Corée.
- Tu m’as volé quatorze années à être presque une mère, même à distance.
- … »
Silence encore.
« Ce soir, tu dors ailleurs.
- Ailleurs ?
- Dans une autre chambre, dans la forêt, dans une barque sur le lac, m’en fous. Ailleurs.
- Et pour Ji Hyuk ?
- Elle n’a rien à se reprocher, elle. Et nous devons faire connaissance. »
Je sais pas s’il y a des chambres libres. Lalochère va m’écorcher vif avec mes histoires. Même comme ça, m’en sortirai bien.
1 Commentaire de Éric Javot (L'auteur) -
Hé ben dis donc, on dirait quand même que la p(m)aternité interroge pas mal les habitant(e)s de l’auberge !
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
Et ben écoute, c’est plutôt une belle réaction, je trouve. (et bonne nuit malgré tout)
3 Commentaire de Pep -
Courage, cap’taine. Ça va tanguer sévère, mais ça ne devrait pas craquer.
4 Commentaire de Come-de-la-caterie -
Lacan, sors de ce corps !
5 Commentaire de Avril -
Le choix de la vérité est certainement ce qu’il y avait de moins con, moi j’dis !
Aaaaaaw ! <3
Une nuit à la fraiche et tout ira mieux demain… J’ai bon espoir.
6 Commentaire de Esteban -
Je me suis abstenu de conseiller de prévenir le plus tôt possible, le plus en amont, qu’elle ait le temps de digérer, de penser, d’être en colère, de ne plus l’être, etc, mais là… mettre devant le fait accompli, brutalement… c’est gonflé. Et risqué. jdcjdr.
7 Commentaire de AkaïAki -
Toute la douleur d’une non-mère imposée par la nature, la biologie, le karma, la vie… C’est tellement…
8 Commentaire de Liliane du Bois -
C’est fort de café !