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Delphine Cantin

Chambre 10

L'inconnue de la plage

Aujourd’hui, je me suis bougée un peu plus, parce que hier, c’était quand même pas ça. Baignade matinale, pour commencer, ou plutôt longueurs dans le lac. Ce qu’il est possible d’appeler longueur dans un lac naturel et donc biscornu. « Biscornu », voilà un mot qui qualifie bien l’auberge et ses clients. Rien à voir avec les lieux que je fréquente habituellement. Ça crée un sentiment indéfinissable. Les odeurs, les intonations de voix, les reflets sur le lac, c’est comme un retour dans le passé. Hier, j’ai même cru voir un fantôme. Je me dirigeais vers la salle de restaurant (on mange très bien ici) quand une femme tout de noir vêtue est sortie de sa chambre. L’espace d’un instant, nos regards se sont croisés et j’ai cru tomber raide.
— Oh ! On se connaît ! Vous êtes…
Elle s’est détournée en maugréant :
— Vous faites erreur madame.
J’allais m’excuser mais elle avait déjà disparu.

Ce séjour à l’auberge développe un peu trop mon imagination. Par quelle coïncidence l’inconnue de la plage, dont je n’ai jamais oublié le regard, serait-elle là ?
Encore un de ces fils mystérieux qui me ramènent à Denis. Il me manque. Il m’aurait éclairée sur cette femme en noir et peut-être qu’il se serait moqué de moi. On aurait passé en revue les clients fantaisistes, loufoques pour ne pas dire foutraques de cette auberge. Nous nous serions amusé.

J’ai appelé Constance dans l’espoir d’apprendre que Denis allait mieux. Un coup de fil bref et glacial.
— Que veux-tu que je te dise ? Il est en réhab, comme d’hab. Les côtes cassées, il s’en remettra, mais pour le reste, par quel miracle cette clinique réussirait-elle là où les autres ont échoué ? Il me promet qu’il va changer et que cette fois est la dernière. Mais tu connais la chanson : Paroles paroles paroles, rien que des mots.
Je n’ai pas insisté. Sa décision de divorcer est irrévocable.

Cette conversation m’a serré le cœur. J’ai décidé de prendre l’air quand Madame Lalochère, la directrice, m’a gentiment arrêtée. Elle voulait justement prendre des nouvelles de Denis. A croire qu’elle a des antennes. Cela m’a touchée. J’aurais voulu lui dire que Denis est un chic type, pas seulement le type vieillissant et alcoolique que certains ont sans doute vu en lui, pas seulement le cadre de chez Rossery&Whichcraft qui a pris six mois pour se former aux réalités de terrain et qui a déserté au bout d’un mois et demi. Il a sûrement voulu les impressionner avec ses techniques manageriales au top. Un poisson hors de l’eau, asphyxié, épuisé de nager contre le courant… Il n’a sans doute rien compris à cette équipe, à ce lieu. J’aurais voulu dire tout ça à Madame Lalochère, mais je me suis tu, je n’allais pas lui raconter notre vie. Je lui ai souri et j’ai annoncé qu’il se remettait très bien. Pour faire bonne mesure, j’ai ajouté qu’elle n’avait pas de chance parce que cet accident privait l’auberge de l’expertise d’un professionnel hors pair. Il m’a semblé qu’elle faisait une drôle de tête, planquée derrière son sourire.

Brasse coulée. Sur l’eau, sous l’eau… Se laisser glisser dans le passé.
Il y a vingt ans, l’inconnue de la plage et Denis m’ont sauvé la vie.
J’avais bien abusé de la bouteille, cette nuit-là, sur la plage de Miomo, après avoir fait le mur comme toutes les nuits. Ils étaient bien braves, les Fortini, mais avec leur fils Antoine, on avait mieux à faire qu’à dormir. J’avais quinze ans et je ne voulais pas perdre une minute de ces vacances inespérées. J’avais bénéficié du programme « Ensemble Solidaires » : une famille accueille chez elle pour un mois un jeune placé en foyer le reste de l’année. J’ai tiré la carte chance, les Fortini, la Corse, la plage… J’avais descendu une bouteille de mauvaise vodka pour faire monter les ecstasys qu’Antoine s’était procuré. La belle soirée… La mer rose licorne bordée d’arcs-en-ciel était ma meilleure amie, j’étais la plus heureuse, je ne faisais qu’un avec l’univers, je sentais chaque caillou, chaque brin d’herbe vibrer avec moi. J’ai couru vers l’eau et j’ai nagé, nagé, j’étais une sirène, j’allais vers les dauphins…

Quand j’ai repris connaissance, un type me faisais une sorte de massage cardiaque et je crachais la mer, ses licornes, ses sirènes et ses dauphins par le nez, une des pires sensations de ma vie. La plage était déserte. Il ne restait qu’une fille. Son regard planté dans le mien, elle a dit au gars qui essayait de me ramener du côté des vivants :
— Il faut alerter les pompiers. Je suis du village, je connais un raccourci.
Elle est partie. Je suis resté avec le type. Je tremblais comme une feuille, j’avais froid, j’avais mal partout, je crachais mes tripes par tous mes orifices et je voulais que ça s’arrête. Il m’a dit :
— Salut petite, je m’appelle Denis. Tiens bon, on va te sortir de là.
Notre amitié a commencé comme ça.

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