Dans la nuit qui tombe, je me tiens au bord du lac, fixant les clapotis de l’eau, les filigranes d’ombre et de lumière. Légèrement mélancolique d’avoir fui les festivités et tellement contente d’échapper à la souffrance de me sentir autre parmi les autres, pas à ma place derrière ma plaque de verre. Tout à l’heure, quand la nuit sera aussi noire que mes yeux, j’amènerai Natou à Naya.
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J’ai fini rapidement mon dîner et j’ai demandé à la petite serveuse si elle pouvait m’apporter mon panier repas pour la nuit.
— Salette, seriez pas boule inique, des fois, que vous mangez autant la nuit que le jour ?
— Pas du tout, ai-je répondu en souriant. Tout à l’heure, quand le soleil éclairera l’autre côté de la Terre, j’irai marcher dans les grands bois.
— Tant mieux ! J’ai des coupines à Marseille qui peuvent pas arrêter de manger. Ça leur donne bien du souci. Aussi minces que vous, faut pas croire. Mais ça vous fait pas peur de courir les bois toute seule la nuit ?
— J’ai mon garde du corps, Natou. Ne t’inquiète pas. Ça te ferait plaisir de venir avec moi ?
— Un garde du corps ? Faites attention, mademoiselle, que ce soit pas un petit voyou comme était mon Toni, qu’il m’a plantée là au milieu des sapins et qu’il a filé sans laisser d’adresse.
— Je lui ai donné rendez-vous à la croisée des chemins, près du lac. Je te le présenterai, si tu veux. Tu verras bien alors si tu veux m’accompagner.
— Mademoiselle Desfontaine, vré de vré vous voulez bien ?
— A une condition Natacha, tu me tutoies et tu m’appelles Nokomis. J’attends que tu aies fini ton service. Il faudra que tu te changes, il ne fait pas bien chaud la nuit au fond des bois.
— Je sais pas si j’oserai mademoiselle Nokomis. Ou alors faut m’appeler Natou.
—Va pour Natou. Tu peux dire en cuisine que ce soir il me faut deux paniers repas ? Tu les apporteras tout à l’heure, je t’attendrai au bord du lac.
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Dans la salle à manger de l’auberge, les agapes vespérales s’achevaient. Des silhouettes se levaient et s’éclipsaient, comme font les étoiles quand la nuit s’achève. Natou et ses collègues ont remis de l’ordre et ont disparu à leur tour. Les lumières du rez de chaussée s’étaient éteintes, on ne voyait plus que la lampe du hall. Le veilleur de nuit n’allait pas tarder. Une silhouette sombre se découpait devant la porte d’entrée, un grand panier au bout de son bras. C’était elle, hésitant à s’avancer dans l’obscurité. La nuit était plus noire que le dessous des jupes de Baba Yaga. Je suis allée à sa rencontre. Elle frissonnait. Elle a eu un mouvement de recul en voyant à mon épaule, mon arc et mon carquois garni de flèches à la pointe argentée.
J’ai chuchoté : « Je ne tue pas les biches, Natou, ni les chouettes, ne t’inquiète pas. Je veux m’entraîner pour demain.» J’ai tendu la main, elle y a mis la sienne. La lune n’était pas encore levée, on voyait d’autant mieux les étoiles. Devant nous, vers le sud, à peine plus haut que la cime des sapins, deux semblaient se tenir ensemble par la main, comme nous faisions. Nous avions avec nous Saturne et Jupiter. La puissance et le temps. Je l’ai expliqué à Natou. Elle a admiré le ciel, les constellations, la voie lactée. À la croisée des chemins, Naya nous attendait, comme promis. Je l’ai désignée à Natou : « Mon garde du corps. Lui accordes-tu ta confiance ? »
La petite serveuse n’en croyait pas ses yeux, on était bien loin de l’univers de petits malfrats de Toni.
« Pour vré, elle a soufflé ?
Avant de reprendre notre marche vers le sud par le chemin de Pollox, nous avons pris le temps d’honorer le ciel d’un regard circulaire. Au nord, du côté de Persée, des étoiles ont filé en pluie. Natou était émerveillée. J’étais impressionnée. Le temps. La puissance. La chance. L’univers nous appartenait cette nuit. Natou murmurait par devers elle, tout ces vœux, tous ces vœux, tout ce bonheur…
Nous sommes entrées dans la forêt et l’obscurité s’est épaissie. Le regard d’émeraude de Naya éclairait le sentier, ma compagne ne s’en est même pas étonnée. Les esprits purs prennent l’évidence pour ce qu’elle est, sans se poser de questions inutiles. Nous avons marché longtemps, paisiblement, nos souffles s’étaient accordés avec le rythme de nos pas. La lueur de la lune enfin levée nous a annoncé la clairière. Naya est allée s’asseoir juste au milieu, et a enroulé sa queue autour de ses pattes, comme font les chats. Natou est venue la rejoindre et l’a prise par le cou en caressant sa fourrure épaisse et douce. Elle y a même, un instant, plongé son visage.
Mue par je ne sais quel instinct, ou par une injonction secrète de Naya, elle s’est éloignée pour faire le tour de la clairière, s’est arrêtée brusquement, a proféré : « C’est là. » en se tournant vers nous. Elle a écarté des branchages et l’entrée d’une grotte est apparue, fermée par deux rochers soudés l’un à l’autre. Je lui ai fait signe de venir nous rejoindre au centre de la clairière. La nuit était plus claire qu’elle n’aurait dû. Elle a repris place près de Naya. J’ai attrapé une flèche d’argent dans mon carquois et j’ai bandé mon arc. Elle m’a jeté un regard inquiet. Naya a ronronné pour l’apaiser. J’ai visé la fente entre les rochers, j’ai tiré ma flèche. Lentement ils se sont écartés. La grotte était ouverte, Natou était bouche bée. Elle n’en croyait pas ses yeux.
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L’intérieur de la grotte était illuminé d’une douce lueur. Je ne sais comment ma mère la lune y était entrée. Nous sommes entrées aussi, Natou, Naya, et moi. Les rochers ont doucement glissé l’un sur l’autre pour nous mettre à l’abri des intrus. On ne sait jamais qui peut passer par la forêt la nuit. J’ai chanté la chanson qu’Amarok m’a apprise. Amarok a dit : « Il va venir. »
L’atmosphère argentée a à peine tremblé, la lumière est devenue bleu glacier. Yahto était arrivé. Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre, enfin réunis.
Je me suis tournée vers Natou pour lui présenter mon frère jumeau et Yahto l’a remerciée. Sans elle nous n’y serions jamais arrivés.
Nous avons partagé tous les quatre les repas du grand panier.
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Quand les rochers se sont séparés pour nous laisser sortir, la nuit avait tourné et c’est Mars qui nous a protégées sur le chemin du retour, basse au firmament et brillant de son rouge éclat. Naya était restée avec Yahto. Nous n’avons pas prononcé une parole en retournant à l’auberge, la paix était avec nous.
Sur le palier du premier étage, je me suis étonnée. Natou se dirigeait vers le deuxième. Elle a senti sur son dos mon regard interrogateur.
« C’est que je ne suis plus cliente, mademoiselle Nokomis. Je dors sous les combles, maintenant. »
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Demain, Natou ne se rappellera que la randonnée nocturne avec un chat forestier et un pique-nique à la lumière de la lune. Elle gardera le reste de l’histoire comme un bien joli rêve, qu’elle ne manquera pas de raconter à ses coupines au réveil.
1 Commentaire de Natou auteur -
Magnifique rêve offert à Natou. Merci.
2 Commentaire de Mel'O'Dye -
ooooh *_* <3
3 Commentaire de Nokomis Desfontaine -
Natou : <3
Mel’O’Dye ; moi aussi <3
4 Commentaire de AkaïAki -
Quelle conteuse !
J’envie Natou d’avoir enfoui son visage dans la fourrure de Naya…
5 Commentaire de Tomek -
C’est beau ! 💜