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Nokomis Desfontaine

Chambre 6

Regard vert, regard bleu, regard noir.

Voici le sentiment qui persiste depuis mon réveil. J’ai l’impression d’errer dans les limbes. Je me sens incapable de dire si cette nuit a été bonne ou mauvaise, apaisante ou mouvementée, profonde ou paradoxale, reposante ou éreintante.

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L’autre soir, je m’étais esquivée sans demander mon reste, serrant fort au creux de ma main le cadeau de Naya. À l’abri des curieux, dans ma chambre, j’ai ouvert mon poing et j’ai enfin regardé, au creux de ma paume, son présent. Sertis sur une petite tête de chat en métal jaune munie d’un anneau doré, deux yeux vert émeraude me fixaient. C’était trop tôt pour le rêve. Bien trop tôt. Amarok m’a appris à laisser au temps le temps du soupir. J’ai inspiré, lentement, j’ai empli mes poumons, j’ai bloqué mon souffle, j’ai expiré.

J’ai recommencé, plusieurs fois. Je descendais de plus en plus profondément à l’exact centre de mon corps, là où rien ne peut m’atteindre. Exactement là.

J’étais calme. J’ai détaché de mon front le petit lacet de cuir, je l’ai passé dans le petit anneau, j’ai accroché autour de mon cou l’amulette au yeux verts. Je devine son pouvoir et je saurai attendre pour en percer le secret.

J’ai marché autour du lac. À chaque fois que je croisais un homme, Amarok a dit : « Ce n’est pas lui. » Il est fort improbable, en effet, que les clients de l’auberge aient connu, autrefois, ma grand‑mère Amarok, et ma mère, Kishi. Ce serait miracle de retrouver chez une âme de passage les yeux de mon jumeau, Yahto.

Drôle de famille. À cause de la consonnance de nos prénoms exotiques, on nous prend souvent pour des nippons, des asiatiques pour le moins, surtout quand mon frère m’appelle Noko. Il n’en est rien. Amarok vient des grands espaces canadiens, des rives du grand lac Victoria. Quand elle a dû fuir son pays natal, un Français l’a aidée à rejoindre Paris et lui a fait l’offrande de son nom. Desfontaine. Ils ont vécu quelques mois ensemble, pour les apparences. Peu après la naissance de Kishi, il est parti. Amarok parle toujours de lui avec beaucoup d’affection et de respect. Amarok à qui je ressemble tant, Amarok la louve qui toujours défend avec vaillance ses petits.

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Ce soir-là je ne suis pas allée rejoindre Naya. Elle était avec moi, désormais. J’ai dîné à l’auberge, comme chaque soir, mais je n’ai pas demandé de panier repas pour la nuit. Une jeune fille, logée à mon étage, faisait le service à table, à ma grande surprise. Toujours gaie, toujours le sourire posé sur le visage, son rire fusant souvent, cristallin ; peut-être est-elle de la famille de l’aubergiste ? Elle allait légèrement promener sa bonne humeur de table en table quand un pensionnaire chagrin a fait monter une ombre à son front et à ses yeux perler l’orage. Celui-là même que Naya avait dérangé le matin. Petite Natou, ne pleure pas, Naya t’a déjà vengée. Elle est souvent en avance sur les horloges, au grand dam de ceux qui croient en être les maîtres. Il faudra que je fasse connaissance avec cette petite, Naya n’agit jamais à la légère.

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Hier soir, en regagnant ma chambre, j’ai eu l’intuition que c’était le moment, il m’appelait. J’ai ôté le talisman de mon cou, je me suis assise sur le lit, bien calée dans les oreillers pour ne pas tomber. J’ai regardé sans ciller les yeux verts. J’ai dormi. J’ai reçu un rêve.

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Yahto dans le rocking-chair du salon me fixait, son regard bleu glacier fouillant au fond de mes yeux noirs. Il n’a pas prononcé un mot. J’ai vu flotter l’image de la petite serveuse et je suis tombée dans un sommeil de plomb. J’ai dormi jusqu’au matin.

Voici le sentiment qui persiste depuis mon réveil. J’ai l’impression d’errer dans les limbes. Tout à l’heure, quand la nuit sera aussi noire que mes yeux, j’amènerai Natou à Naya.

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