Quelle affaire ! Mais quelle affaire ! Me voilà de retour dans ma chambre avant de descendre diner, il faut que j’écrive ça tant que je me souviens de tout. Déjà, pas une égratignure ! Comme quoi, la bicyclette ça ne s’oublie pas, ça non. Oh, je n’ai peut-être pas été très gracieuse en roulant, mais qu’importe. Je m’étais bien apprêtée, souliers plats que je mets pour les promenades, jupe pas trop longue pour ne pas se coincer dans la chaine, un chemisier où je suis à l’aise, le jaune moutarde, mon préféré, et un fichu sur la tête pour tenir les cheveux. Bon, soyons franches : dans la glace, non, je n’étais pas la pimpante cycliste des années 50, et le style était approximatif, mais enfin : soulier qui brille n’est pas celui qui chausse le mieux, il faut avoir l’esprit pratique. J’étais tellement impatiente que je suis descendue avant l’heure prévue avec Diane. En vérité, j’étais prête bien en avance et si j’avais attendu dans ma chambre, j’aurai trop réfléchi et j’aurai renoncé. De quoi aurai-je eu l’air ? Alors, hop, à la réception, où le gentil monsieur très professionnel qui s’appelle Vernon m’a renseigné. Il avait l’air un peu surpris que je demande un des vélos qui aide à monter les côtes, mais il m’a conduit au local, et m’a proposé une bicyclette pour femme, couleur parme, avec une grosse selle large sur ressorts et un panier en osier tressé devant. Il m’a montré quelques boutons sur le guidon, en parlant d’assistance plus ou moins forte, franchement je n’y comprenais pas grand-chose, moi je pensais juste que le vélo accélère tout seul dans les côtes. Je faisais semblant de comprendre et je devais surtout avoir l’air sotte, heureusement, d’un coup j’ai entendu Diane :
- Oh Jeanne, mais vous êtes déjà là ! Et toute prête pour le tour de France, déjà le maillot jaune, félicitation ! Me lança-t-elle en riant.
- Ah Diane, ma petite, n’allons pas trop vite en besogne, je vais essayer de ne pas tomber au premier virage que ça sera déjà bien. Sais-tu comment fonctionne ce fourbi ? Oh pardon monsieur Vernon, vous expliquiez très bien, je vous remercie pour votre aide, mais c’est que je ne suis pas très habile avec ces choses modernes, madame Diane va m’aider désormais afin de vous libérer, merci beaucoup, vraiment, merci. Je rangerai le vélo là où vous m’avez indiqué et je vous préviendrai lorsque nous en aurons terminé.
En fait, il avait l’air un peu rassuré que Diane prenne en charge la suite des évènements, je crois qu’il se disait déjà que tout cela allait mal finir pour une cliente et que jamais sa patronne ne le lui pardonnerait. Mais bref, il était temps d’y aller. Diane m’a expliqué que plus j’appuie fort sur la pédale, plus le vélo appuie aussi, que c’est réglable avec les boutons, et qu’elle avait mis l’aide au maximum. Oh, j’avais le cœur qui tambourinait alors que j’étais déjà sur la selle… Je me disais “allez ma petite vieille, trop tard pour reculer. Tu as survécu au train pour venir et même au changement à Lyon toute seule, ce n’est pas une bicyclette qui va te faire flancher !”
Alors j’ai vite touché mon médaillon de Marie, fait un signe de croix en demandant au bon dieu de m’aider et j’ai appuyé de toute mes forces sur la pédale… Ouhouuu, mon pauvre ami ! Mais c’est parti tout seul ce mécanisme ! Je me suis retrouvée agrippée au guidon, et vas-y donc à droite, et vas-y donc à gauche !
- “Oulaa, Diane, oula ! Attention, attention, regarde !” que je glapissais… Alors que la malheureuse tentait de suivre à coté en s’apprêtant à me recueillir lorsque j’allais me prendre une belle gamelle. “Voila ! Voila ! j’y suis ! Oulala Seigneur ! C’est bon, ça va !” Je devais avoir l’air d’une vieille folle à glapir ainsi avec Diane à coté qui trottinait ! Tu parles d’une équipée !
- “Le virage Jeanne, le virage !” que Diane me répétait : elle me voyait déjà dans le buisson à la sortie des gravillons, et moi aussi figure toi bien, mais je pédalais et ça accélérait cette plaisanterie, je cherchais les freins mais elle était paumée la petite vieille, je n’ai trouvé que la sonnette
- “Dring-dring ! Dring-dring ! Attention !” et hop, j’ai viré de bord, je me suis retrouvé dans l’herbe en direction du lac, mon pauvre vieux tu aurais vu ça, j’ai redressé la mécanique et c’était bon, c’était parti !
Ca ne s’oublie pas la bicyclette ! J’ai foncé le long de l’auberge, je ne savais plus trop où était Diane, la pauvre, j’avais les larmes aux yeux de plaisir et aussi de trouille, second virage, et hop le long de la véranda, j’ai fait un “dring-dring”, je me revoyais passer devant le bar-tabac Marigny, je sonnais toujours en passant le matin devant pour saluer Yvette qui faisait sa salle, mais hop j’arrivais déjà à l’angle, encore le virage, “attention ! Attention !” que je disais, et en un rien de temps j’avais fait le tour de l’Auberge, pas mal en zig-zag, ça c’est exact, mais j’étais de retour sur les gravillons où Diane revenait en trottinant en sens inverse.
- “Ca va bien ma petite chérie, ça va bien ! Ah que c’est bien ! “Dring-dring!” “, je sentais les roues qui crissaient dans les gravillons, et tout ça sans effort presque, et Diane qui me disait d’y aller doucement, quand même, mais que je m’en sortais bien. “Je continue, je continue, Diane !”
Alors, j’ai continué, j’ai repris le virage, “attention, à gauche, voilà, doucement, le frein, oula, le guidon, voila” que je disais en prenant mon virage. En un instant j’étais déjà vers la véranda, et là j’ai vu la petite jeune avec l’accent du sud qui sortait tout juste :
- “Té, bravo ! Allez ! Allez ! ” que je crois l’avoir entendue dire, et elle battait des mains en riant vers moi !
Oh que j’étais contente de la voir sourire, qu’aujourd’hui encore je l’avais vu discuter avec la patronne, ça se voyait qu’elle cachait ses yeux rougis avec le maquillage. Sans réfléchir, j’ai lâché une main pour lui faire signe, mais sotte que je suis, ça m’a déséquilibré, j’ai fait une embardée sur un massif de fleur.
- “Ouhouula, Jésus-Marie-Joseph ! Attention, gardez vous ! Houu! Gardez vous ! Dring-dring !”, que j’ai fait, heureusement je n’ai pas dérapé, mais la petite a du bien rigoler en voyant la mémé sur le point de s’étaler, j’aurai voulu me retourner mais c’était un coup à tomber, j’ai filé autour de l’Auberge et je suis repassé encore devant Diane, maintenant en discussion avec un homme d’une cinquantaine d’années.
- “Encore un tour, Diane, encore un tour !”
J’ai appuyé sur les pédales, ça allait bien maintenant, j’ai repris à gauche et je suis parti un peu dans le parc. Vraiment ça allait bien, c’est magique ce vélo, à peine tu appuies, ça avance, je suis revenue vers l’auberge et la véranda en faisant des ronds, il y avait encore la petite jeune qui faisait des signes, avec un couple à coté, j’ai reconnu les gens de la chambre 18, ils faisaient signe aussi vers moi, le monsieur levait les mains en l’air en criant “ah oui, mais oui ! Ça c’est bien, ça c’est la vie !” et sa dame à coté riait, je crois bien. Je n’ai pas fait la même bêtise deux fois, j’ai juste bredouillé un “bonjour monsieur-dame” mais j’étais essoufflée vois-tu, alors je crois que c’était de la soupe de mots, j’ai actionné un coup la sonnette et j’ai poursuivi, en me disant justement qu’il allait falloir penser à négocier l’arrêt et poser pied à terre.
J’ai encore tourné deux fois le long de l’auberge, et je me suis rapprochée de Diane en pleine discussion avec le monsieur, j’ai commencé à ralentir, ralentir. Alors que je m’arrêtais presque à leurs coté, je ne sais pas ce que j’ai fait, ma chaussure droite a glissé de la pédale, ça a dérapé, j’ai donné un coup de pédale à gauche, la bicyclette est repartie de plus belle ! J’ai fait un beau crochet en direction du monsieur, je l’ai frôlé de si près que j’ai cru que ça y était, c’était l’accident, j’ai même senti le bout de son pied passer sous ma roue et j’ai entendu une volée de juron alors que je m’agrippais au guidon en cherchant mes pédales.
- “Ah tonnerre de bon sang de bois ! Ruffian ! Pas encore, sacrebleu ! Pas encore ! Flibustier ! Donzelle !
- Pardon, pardon, aaah ! Ouh!! Diane ! Comment je fais ?! Diane ! Pardon ! Ouh !” et j’allais droit sur un arbre !
De justesse, je me suis arrêtée en posant les pieds au sol comme les enfants, j’ai bien cru ne pas parvenir à rester en équilibre.
- “Voila, c’est bon, c’est bon, c’est arrêté”, que j’ai dit à Diane qui accourait me soutenir
- “vous allez bien, Jeanne ? Ça va ?
- Oh oui, oh oui, dis-je en cherchant mon souffle. Quelle aventure, n’est ce pas ? Quelle aventure ! Ah mais j’ai roulé sur votre ami, je suis maladroite, ah que je suis heureuse, Diane, et c’est grâce à vous encore une fois, vous êtes une perle comme je dis à mon Lucien, merci, merci, voilà, c’est arrêté, c’est bon, et le monsieur, je dois m’excuser vers le monsieur”.
J’étais toute chamboulée, Diane a repris le vélo et l’a mis sur la béquille, alors que le monsieur s’approchait. Il boitait un peu, oh que j’étais confuse de l’avoir blessé. J’étais là, toute rouge et essoufflée à lui présenter mes plates excuses pour son pied, mais il m’a rassuré, ce n’était pas très grave, qu’il était capitaine et en avait eu des incidents, mais spectacle pareil par contre, non, il n’avait jamais vu. Alors qu’ils discutaient avec Diane en faisant le tour du vélo, moi je reprenais mes esprits, et j’ai vu la petite jeune passer dans le hall. En me voyant elle a fait signe et a mimé un sprinter à vélo, les mains en avant pour faire le guidon, puis a fait mine d’applaudir. Et juste après, les deux autres personnes qui sont sortis nous rejoindre pour bavarder. Seigneur dieu, je me suis donnée en spectacle devant tout le monde…
Mais sacrebleu comme dirait le capitaine, c’était magnifique d’avoir 30 ans à nouveau !
Allons, allons, il faut que je me prépare, ce soir je dois dîner avec Diane, Antoinette, et aussi monsieur et madame Biraben, ce sont ces deux personnes venues bavarder après mes exploits. J’étais un peu perdue avec ces émotions, ils avaient l’air sympathiques, je leur ai proposés, vu que Diane était là aussi. Maintenant que j’y pense, j’espère juste que ça n’ennuiera pas Antoinette, et j’aurai du proposer aussi au capitaine que j’ai écrasé, je lui aurai offert un apéritif pour me faire pardonner.
1 Commentaire de Kozlika -
Vas-y Poupou !
2 Commentaire de Nuits de Chine -
Prochaine étape, la slack-line de Melle Forget ?
3 Commentaire de Come-de-la-caterie -
Je ne veux pas être rabat-joie mais franchement, madame, ce n’est plus de votre âge !
Brel chantait “il nous fallu bien du talent pour être vieux sans être adulte”…
Ok… mais ça n’empêche pas de respecter la tranquillité des autres clients !
4 Commentaire de Esteban Biraben -
Ah mais quel plaisir, du vent dans les voiles !
Je crois que nous commençons totalement à oublier nos petits-enfants pour revenir à nos vingt ans. J’essaierai de ne pas trop boire devant vous à dîner, madame, mais je crois que je vais aller piquer une bouffée à Lulu une nuit ou l’autre (et avant que J-La ne me rappelle que les personnages ne lisent pas, j’explique que je suis l’auteur).