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Joseph Midaloff

Chambre 6

Tout va bien

Salut ma Douce,

Merci de m’avoir appelé hier. J’étais tout retourné et ça m’a fait du bien de t’entendre. Sacré Didi quand même. Il s’inquiétait pour son pote et t’a prévenue. Si c’est pas de l’amitié, ça. J’ai de la chance de vous avoir.

Quand je pense que je t’écris des mails parce que j’ai jamais pensé à utiliser la ligne fixe de l’auberge, tu te rends compte comme on s’est bien habitués au portable ? Pourtant toi et moi on a été élevés quand ça n’existait pas. Ça a un bon côté remarque, vu qu’on s’était jamais tant écrit depuis mon service. J’aime bien, ça nous rajeunit ma Julie !


Faut pas que tu t’inquiètes surtout, je vais bien. Vendredi après avoir raccroché ça allait déjà mieux. J’ai fait comme t’as dit, je suis descendu traîner en bas.

Un couple attendait pour causer avec la patronne, qui était au téléphone. J’avais toujours ma salopette sur le poil alors ils ont cru que j’étais un garagiste venu réparer une bagnole.

« Il y a des voitures sympas sur le parking, vous êtes spécialisé en vieilles voitures ? » m’a demandé la dame.

Au début, j’ai pas compris pourquoi elle me demandait ça et quand j’ai réalisé je leur ai expliqué. De fil en aiguille et vu qu’ils étaient sympas on a parlé pétanque avec les Biraben. Lui avait bien envie de jouer et Faustine pas tellement mais elle voulait bien lui faire plaisir. C’est pour ça qu’ils étaient à la réception, pour demander s’il y avait des boules pour les clients. Il y en a plein dans le hangar à bateaux, leur a dit Mme Lalochère qui avait raccroché, servez-vous quand vous voulez, pas besoin de demander.

Je me suis proposé pour remplacer Faustine pour une partie et j’avais dans l’idée qu’on devrait bien trouver d’autres amateurs ici. On s’était dit qu’on se retrouverait le lendemain à quatre heures, ça me laisserait le temps de demander à Henri et à Natou s’ils voulaient venir avec nous. Ça m’a requinqué un peu cette idée de partie de pétanque. Je suis remonté me doucher et me changer pour le dîner, alors qu’au départ j’avais prévu de profiter d’être en bas pour demander un sandwich et remonter dans ma chambre pour la soirée. Au fait je t’ai mis la salopette dans un sac en plastique pour que ça salisse pas le reste dans la valise et que tu puisses directement la mettre à la machine, sinon tu vas gueuler je te connais.


Quand je suis entré dans la salle de restaurant, Natou était déjà là avec un autre client, Éric Javot. Je ne sais plus si tu l’avais croisé celui-là : un réalisateur de cinéma qui doit être assez connu parce que des fouille-merde étaient venus le photographier avec la comtesse autrichienne et les photos étaient parues dans un journal à ragots. Le plus marrant dans l’histoire c’est que la comtesse en question fricote bien avec un client, mais un autre, qui était mon voisin de chambre jusqu’à cette semaine et qui est maintenant au deuxième étage.

Natou a proposé qu’on rapproche une table pour que je dîne avec eux. Ça m’arrangeait bien, c’est de la bonne humeur en barre cette petite, juste ce dont j’avais besoin. Quand j’ai dit à Natou qu’il y aurait pétanque le lendemain, c’était comme si je lui avais offert la Lune. C’était des Oh fatche qué bonheur et des Ah Jojoff c’est toi le meilleur et des Fan de chichourle enfin des civils aisés et le reste.

« Tu veux qu’on fasse équipe ? Tu joues bien ? Tu jettes pas à la rasbaille ? Parce que c’est du sérieux la pétanque chez moi. »

Je l’ai pas senti d’être son partenaire, ça peut gâcher des amitiés quand l’un est à fond si l’autre est pas à la hauteur. Je me débrouille mais je me méfie : si elle avait le même niveau en pétanque qu’en pêche, adieu Papajoff.

« Je pensais faire partenaire avec Biraben, on va te trouver un équipier.

— Moi, par exemple, a dit Javot. Je suis plutôt tireur, ça t’irait Natou ?

— Fatche oui, moi je suis pointeuse. Si t’es pas un babaou et que t’es vraiment tireur comme tu dis on va les mettre fanny, té ! »

Tu vois le cœur qu’elle y mettait rien qu’à en parler. Quand on a joué vraiment tu multiplies par dix.


Cet après-midi, on était tous les quatre au rendez-vous. Il y avait aussi Faustine qui venait soutenir son homme et June, une pépette pendue au bras de Javot. Il faisait la trombine du gars qui a gagné le gros lot, c’était trognon. On n’avait pas plutôt tiré le premier lancer de cochonnet que le Henri arrive. Je l’avais cherché partout hier et ce matin sans le trouver. Il est rouge comme un t-shirt de la CGT :

« Vous… vous… Vous n’allez pas… »

Il s’en étouffait presque le pauvre, pour un peu je serais allé lui taper dans le dos pour lui déplier les poumons. Ses yeux faisaient l’aller et retour entre nous et le cochonnet au milieu des gravillons. C’est là que je me suis rendu compte que ça faisait des genres de dessins au sol, façon jardin japonais ou je ne sais quoi. J’étais pas le seul, je le voyais bien à la tête des autres que personne n’y avait fait attention avant. On rentrait tous la tête dans les épaules en attendant la soufflante qui allait venir mais finalement il a respiré un grand coup et il a dit :

« Il y a un bien meilleur coin par là-bas, sur le chemin qui mène au lac, pas loin du hangar à bateaux où vous avez pris les boules. En plus ça vous fera moins loin pour les ranger après. »

La maîtrise d’un prote devant la gâche papier d’un arpète, ce gars, et je m’y connais.

On lui a proposé de jouer avec nous mais il avait des choses à faire ailleurs paraît-il. Vu qu’il allait dans la direction du hamac, il a dû aller se remettre de ses émotions plutôt. Il est parti en grognant quelque chose au sujet de diplomates et d’hommes d’action. Il avait quand même levé sa gapette avec un vrai sourire vers June, qu’il a l’air de connaître.

Au bout du compte, on passe de 4 à 6 (8 avec Faustine et June) parce qu’on a recruté en route deux autres joueurs : Antoinette, qui est là depuis une grosse semaine et Émile Le Floch, qui vient d’arriver. Heureusement que Natou est là pour faire baisser la moyenne parce que le plus jeune des joueurs après elle à vue de nez ça doit être Javot, qui a déjà quelques piges au compteur.

Tu t’en doutes, la mominette de la patronne n’a pas tardé à rappliquer elle aussi et à s’assoir entre Faustine et June sur le talus. Une autre cliente dont je ne connais pas le nom mais qui connaît Antoinette s’est installée avec elles.


Julie, ma Julie, ma Douce, tu ne vas pas me croire mais je te le jure sur la tête des filles : entre quatre heures, l’heure du rendez-vous, et six heures, quand Javot a décidé que c’était l’heure de l’apéro, on n’a même pas réussi à jouer une partie complète.

Natou avait pris les affaires en main en apprenant qu’Antoinette n’avait jamais joué et m’avait envoyé avec elle et Le Floch pour qu’ils se choisissent des boules. Puis il a fallu recomposer les équipes et elle a décidé que le mieux c’était deux équipes de trois et qu’Antoinette serait avec elle pour apprendre avec les meilleurs et Le Floch avec nous pour faire trois et trois parce que à la pétanque tu joues en triplette ou en doublette, point barre elle a dit. Elle a quand même bien voulu qu’on ait trois boules chacun au lieu des deux réglementaires.

Après elle a commencé à motiver ses trouffions :

« Mèfi, Éric. C’est pas parce qu’on est au bord du lac qu’il faut que tu tombes en méditation, c’est pas le moment.

— Oh, vous méditez ? a fait Antoinette. Mes enfants me tannent pour que je m’y mette et m’ont envoyé une appli spéciale, mais je trouve ça ennuyeux au possible !

— Pas du tout, dit Javot, mais c’est quelle appli ? »

Là-dessus, ils partent dans une discussion jusqu’à ce que Natou fasse la police.

« Vous m’escagassez avec vos fadolis d’insepire-exepire. On joue ou quoi ? »

Ils se le tiennent pour dit et se mettent en position. On demande à Adèle de lancer le cochonnet. Elle râle un peu qu’elle n’est pas un bébé mais elle le fait. Et c’est parti !

Que tu crois.

Avec la veine des débutants, Antoinette, qui joue la première, arrive à bien mettre sa boule près du cochonnet. Biraben, bon pointeur, en fait autant. On continue les lancers, Natou n’a pas menti, elle place toutes ses boules en gagnantes. Javot se débrouille, il réussit même un joli palet, mais il n’est pas toujours très concentré. Le Floch pointe ou tire correctement mais il a le défaut des polyvalents, il fait rien de vraiment mal mais rien de vraiment bien non plus. Par contre il est de bonne compagnie et il écoute les conseils, c’est déjà pas mal. J’arrive fièrement à dégommer deux boules mais dans tout ce bazar (on joue à trois boules chacun) à la fin on doit se rapprocher pour recompter les points.

Natou est en train de parler avec notre public pour leur expliquer les règles du jeu. Javot et moi on n’est pas d’accord sur une boule. Il voit celle d’Antoinette plus près que celle de Le Floch. J’argumente que je sais voir un calage de plaques foireux d’un millimètre, il contre-attaque avec « le regard acéré du réalisateur lors du cadrage ». Antoinette propose qu’on prenne une ficelle dans le hangar à bateaux pour mesurer.

« Certainement pas », fait Le Floch avec l’air de quelqu’un à qui on la fait pas. « Une ficelle c’est souple, ça se distend, ça dit ce qu’on veut qu’elle dise. J’ai un mètre dans ma voiture, je vais le chercher. »

On a attendu plus que prévu parce que finalement il s’est souvenu qu’il l’avait monté dans sa chambre. Quand il est enfin revenu, on a pu mesurer et elles étaient exactement à la même distance, tu le crois ça ? On décide que le score est nul et on ramasse nos boules. Natou rouspète un peu de tout ce temps perdu.

Tant qu’on jouait, chacun savait où était ses boules, mais au moment de les ramasser, Biraben et Antoinette se sont rendus compte qu’ils avaient des boules avec les mêmes dessins.

« Jojoff, t’as pas vérifié quand Antoinette a choisi ses boules ? Tu cherches à m’emboucaner on dirait ! Vé, t’es un macassan de la pétanque, voilà ce que t’es !

— Je suis désolé Natou, j’y ai pas pensé, pardon ! » Je regardais le bout de mes chaussures.

On est allés chercher d’autres boules pour Antoinette et on a pu rejouer. On a fait deux tours sans nouveaux pépins. Je m’étais improvisé chef d’équipe et je donnais mes directives : Le Floch, essayez de tirer la boule de Natou, Biraben, pointez comme si vous visiez la boule d’Antoinette, e tutti quanti. C’était fluide comme une roto en milieu de service. Javot sortait un petit carnet de sa poche et notait les points à la fin de chaque tour pendant qu’on ramassait les boules et Natou commentait chaque coup pour les spectatrices.

Et puis tout à coup, Adèle me demande bien fort :

« Dites, pourquoi vous appelez les femmes par leur prénom et les hommes par leur nom de famille ? »

Céline. La même que Céline au même âge. Pourquoi il n’y a jamais eu de femmes président de la République ? Pourquoi c’est toujours maman qui fait à manger ? Pourquoi on fait pas la gym ensemble les garçons et les filles ? Pourquoi, pourquoi pourquoi…

Moi je veux bien que mes filles me fassent un peu mon éducation, mais pas les filles des autres quand même. Et puis voilà pas que Faustine y met du sien, je vois bien qu’elle rigole à l’intérieur :

« Tiens c’est vrai ça, pourquoi ?

— Ça m’intéresse aussi, fait Antoinette l’air de rien.

— Je suis comme vous, très curieuse de la réponse », dit June aux deux autres.

La brochette me regarde comme si elles me cuisaient sur un barbecue.

« J’ai toujours fait comme ça », je dis un peu grognon. « Les hommes tant que je les connais pas bien, je les appelle par leur nom. Les femmes je trouverais pas ça poli. »

Je sens que ça pourrait vite tourner en piège, mais eh, j’ai une femme et deux filles féministes, je sais ce qu’il faut dire :

« Je vais y réfléchir.

— Vé, Jojoff, faut pas réfléchir là, faut jouer », me sauve Natou.

Avec tout ça, on ne sait plus trop où on en est. Je demande à Javot :

« Il en est où le score ?

— Je ne sais plus.

— Ben regardez sur votre carnet !

— Mon carnet ? Ah ! Euh… Je ne note pas les scores, j’écris des idées qui me viennent, pour pas les perdre. »

Heureusement Natou elle sait. On en est à 8-4 pour eux et on reprend. Par un coup de bol mes gars arrivent à mettre 4 boules en tête et Natou envoie son tireur à la tâche.

Javot racle le sol avec sa semelle, il ferme un œil, il vise… et envoie valdinguer la seule boule de son équipe qui était entre les nôtres. Derrière les 4 boules en tête il y en a deux autres à nous et j’ai encore mes trois boules dans les mains.

Natou fait une tête, mais une tête !

« T’as fait quoi là, Éric, tu veux notre mort, c’est ça, hein ? Bonne mère, tu veux que je me regarde plus jamais dans une glace ? Je vais dire quoi à mes folovers ? Que des Parisiens ont gagné contre Marseille ? Vé, je suis maudite par ta faute ! Je vais m’auto-suicider. »

Javot s’excuse et s’excuse et s’excuse, Antoinette essaie de dire que c’est pas grave, c’est qu’un jeu, mais rien à faire, Natou est dans tous ses états. C’est moche quand même pour elle vu comme ça lui tient à cœur. Alors je dis :

« Il t’en reste une, place la bien, je vais sûrement pas réussir à la tirer, je fatigue. »

Elle ne dit rien et se tourne vers le lac. On voit ses épaules qui tremblotent. Mince alors, pauvre Natou.

Je m’approche pour la consoler et puis j’entends un bruit… La chipie se marre comme une baleine ! Elle explose de rire !

« Té, les bicoulis, comment je vous ai eus, vous voilà tout partis en biberine ! La pétanque c’est sérieux mais faut une bonne dose de risade, sinon c’est gâcher ! » Et elle repart à se tenir les côtes.

Nous on se gondole aussi, comment tu veux faire autrement avec un numéro pareil ? Côté gradins, ça rigole encore plus fort du bon tour qu’elle nous a joué.

Javot, après avoir repris sa respiration nous dit :

« Dites, il est déjà presque 18 heures. On se retrouve dans le patio dans une demi-heure ? J’ai de quoi faire un apéro sympa.

— Une demi-heure, trois quarts d’heure », précise June, qui a l’air d’avoir des projets si tu vois ce que je veux dire.

Je me suis dépêché de remonter dans ma chambre, je voulais te raconter tant que j’ai les détails en tête avant de les rejoindre. Comme ça tu verras que j’ai bien rigolé aujourd’hui, pas comme hier !

Je vais bien et je t’embrasse tout partout.

Ton Jojoff

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