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Côme de la Caterie

Chambre 9

Le festin de Côme


Je m’étais dit que je devais aller au restaurant…
Oh! pas pour voir ou rencontrer du monde, ce n’est pas maintenant que l’ours qui sommeille en moi depuis si longtemps va sortir de sa léthargie.
Non. Aller au restaurant pour me faire voir. Adopter un comportement lambda. C’est à dire “normal” pour les autres.
Fuir les autres, tenter de se fondre dans le paysage, c’est le meilleur moyen de se faire repérer. Les gens pourront dire “ah oui le petit monsieur un peu fort, oui on l’a vu. Très discret. Poli. mais pas causant…
C’est ça qu’il faut que j’arrive à mettre en place. On m’aura vu mais on n’aura rien à raconter…

La salle de restaurant est raccord avec le reste de l’auberge. Ça sent le neuf mais il y a un je-ne-sais-quoi de respectueux de la tradition dans la décoration.
Ça sent le neuf mais ont voit également le souci que ça sente “l’authentique”. Sans ostentation.
Une salle aux poutres tellement apparentes qu’elles me font penser à ce sauna que j’affectionne particulièrement.
Oui… Je le confesse, j’ai une approche plus anatomique qu’architecturale du concept de poutre apparente. Je souris tout seul en pensant à cette comparaison imbécile…
Donc des poutres apparentes, des murs qui ont l’air chaulés mais je pense que cet aspect velouté et cette teinte sable, pâle et chaleureuse est due à une peinture bien moins “authentique”. Qu’importe, c’est bien fait et c’est accueillant.

J’ai repéré une table pour deux dans un angle.
A ma droite, la porte qui donne sur le hall. Je ne suis donc pas visible directement.
En face de moi, au bout de la salle, j’ai vue sur l’extérieur et le patio.
Et accessoirement je vais pouvoir regarder ce qui sort de la cuisine et à qui les plats sont destinés.
La table que j’ai choisie est finalement assez petite, propice - si on s’y installe en couple - à la confidence, à la complicité, à l’échange amoureux.
Mais, non… Pas pour moi, merci. J’ai déjà donné.

C’est dans un cadre comme celui que tout avait commencé sérieusement avec Marie.
Si j’avais su, ce soir-là, il y 4 ans, je serais allé chez Burger King et rien ne serait arrivé. Je l’aurais invitée, elle ne serait pas venue sans me blâmer, s’excusant, brandissant un prétexte fallacieux… Marie étant soucieuse de sa silhouette, il était hors de question pour elle de mettre les pieds dans un tel temple du gras et de la friture.
Pourtant, le gras, elle l’aimait bien chez moi…
On aurait continué à se voir pour ce qu’elle appelait la gymnastique du coeur , en clair pour des siestes crapuleuses et tendres…
Mais voilà, on s’est retrouvés dans ce restaurant si charmant, attablés à cette petite table ronde. Il a été si facile d’attraper ses mains si fines, si douces. De les garder dans mes mains si plates et moites…
Il a été si facile de se perdre dans ses yeux, dans son sourire, dans sa bouche entrouverte…
Il a été si facile de perdre le contrôle et de lui dire ce fameux je t’aime… qui a tout fait basculer…
On est passé du plan cul au plan cœur. De l’insouciance au contrat de mariage.

Donc ce soir il ne peut rien m’arriver. En tout cas rien de pire.
Je suis tout seul à ma table.

Je me suis laissé tenter par une salade Bressane, une escalope de veau aux champignons et au comté, d’une tarte pêche-abricot et même un café gourmand.
Deux desserts, ouais… ça gêne quelqu’un ? Ce n’est pas vous, c’est moi qui doit trouver le chausse-pied adéquat tous les matins pour glisser mes bourrelets dans un pantalon qui s’obstine, matin après matin, à être trop petit.
Et il n’y a personne pour pouffer devant mes tortillades de cul de pole-dancer raté pour fermer ce foutu de bouton de ceinture…

J’ai pu observer un peu plus attentivement l’occupante de la chambre 1, une dame à belle allure, élégance discrète et charme délicatement suranné. Une beauté encore troublante : le port de tête, le regard envoutant à la fois bienveillant et perçant… Sans vouloir lui faire injure, je la verrais bien camper une héroïne d’un roman d’Agatha Christie.
Suspecte évidemment puisqu’il semble qu’elle ait noué des relations très… privilégiées avec un homme d’origine peut-être japonaise, très difficile à “dater”…
Pourrait-il appartenir à la même histoire, la même époque que sa cavalière ? Je suis incapable de lui donner un âge : sa peau est lisse, ses cheveux très noirs… correspondant tellement aux clichés que l’on véhicule dans la littérature de gare.
Je suis donc en train de tomber dans le même travers et je cultive moi aussi le cliché…

Je sais, pour avoir suffisamment regardé les allées et venues dans mon couloir, qu’il ne loge pas à l’étage, il a donc une chambre au 2ème mais…
Mais je l’ai vu sortir de la chambre 1 vendredi matin. Apparemment l’Axe s’est reconstitué sous la couette. Mais je ne pense pas que l’ordre du monde puisse en être affecté…
Bon d’accord l’image n’est pas très fine mais ça me fait rire. Il ne manque qu’un italien dans le placard pour que la référence historique soit complète.
Je n’ai pas de sang italien…
Et puis ça va, les histoires complexes et troubles, j’ai donné.

De quoi peuvent-ils parler, comment se sont-ils trouvés ?
J’ai en tête cette phrase de Frédéric Dard : “Quand j’entends discourir des cons au restaurant, je suis affligé, mais je me console en songeant qu’ils pourraient être à ma table.”
Mais là, je suis un peu frustré de ne pas pouvoir en savoir plus
Pour les avoir expérimentés tous les deux, le bonheur tout autant que le désespoir me fascinent…
Alors je les observe en essayant de ne pas porter un regard trop insistant…

A une autre table, ma jeune marseillaise s’est installée, toujours vivante, pétillante, tourbillonnante.
Elle s’est attablée avec deux clients dont un ressemble à Serge Reggiani. (Mon Dieu, j’ai vraiment des références qui me datent plus sûrement que le carbone 14 !)
A côté du feu d’artifice marseillais et des sourires du 3ème convive, celui-là a un fond de tristesse dans le regard. Pas seulement parce qu’il ressemble à Reggiani. Il a quelque chose qui ne pétille pas. Mais quoi ?
In petto je me dis que le voilà mon italien de l’Axe reconstitué dans le secret de la chambre 1 !
Le troisième convive semble être ce metteur en scène dont j’ai entendu parler et dont j’ai aperçu le nom dans un journal people il y a quelques jours. Encore un qui moissonne des plates-bandes qu’il n’a pas binées si j’ai bien compris.
Sacha Guitry avait bien raison : “Le mariage est comme le restaurant : à peine est-on servi qu’on regarde ce qu’il y a dans l’assiette du voisin.”
Alors un séducteur dans le milieu du cinéma ? Pourquoi casser le cliché ?
#Metoo a encore de beaux jours à vivre et les paparazzis aussi.

Je constate que finalement personne n’est venu me déranger dans le fil de mes pensées. Preuve que le service est efficace.
Et discret !
L’escalope de veau était divine… cette sauce au comté… Le pantalon va encore râler demain matin. Mais j’en reprendrai un autre jour !
Je vais aimer (re)venir au restaurant, surtout si je peux conserver mon poste d’observation. Le placement des convives a semblé se faire de façon fluide et sans contrainte.
Donc si j’arrive à la bonne heure je dois pouvoir retrouver facilement MA place…

J’ai l’impression que - malgré la fatigue physique - je vais avoir du mal à trouver le sommeil.
Il va falloir que je me renseigne sur la possibilité de sortir et de rentrer en pleine nuit. Je n’aime pas déranger.
Je n’aime pas non plus qu’on remarque mes habitudes… atypiques…

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