Je l’ai déjà écrit, mais les gens sont incroyables. Est-ce que c’est seulement ici, ou est-ce que c’est moi qui en prends enfin conscience en émergeant de ma morosité gluante et de mon auto-apitoiement?
Mon étonnante rencontre avec Hugo a servi de détonateur, je crois. Je ne sais pas pourquoi. C’est sans doute son regard à la fois compréhensif et sans jugement; enfin, je me suis sentie le droit de pleurer sur mon sort, une bonne fois pour toutes, pour passer à autre chose. Je me suis tapie près du lac et j’ai regardé la journée s’étirer tout en me repassant les événements de ces dernières années.
Matthieu, si convaincant lorsqu’il s’agissait de le suivre, de changer de vie, de travail, de région. Nos premières années en Normandie, de bons souvenirs malgré tout. J’ai revu cette journée à Dieppe, un samedi 13 août. Nous avions décidé d’y passer le pont du 15 août; il faisait un temps magnifique et nous avions pris plein de photos. Je nous revoyais encore, moi avec ma robe rouge en coton et des sandales, lui en bermuda avec ses lunettes de soleil: nous étions jeunes et beaux, d’humeur badine, l’avenir nous appartenait. Il m’avait emmenée en pèlerinage au 17, quai de la Somme, où sa grand-mère était née. Nous étions ensuite grimpés jusqu’à la chapelle de Bon Secours, perchée sur la falaise, d’où nous avions observé les bateaux dans l’avant-port; puis nous étions redescendus par un sentier escarpé avant d’emprunter les escaliers du Pollet. Nous étions allés manger des glaces devant la grande plage de galets. Ce week-end là, nous avions campé.
A quel moment les choses avaient-elles changé? Quand le camping était-il devenu trop minable à son goût, quand avait-il commencé à avoir honte de mes jeans et de mes polaires, quand ses rêves avaient-ils pris la forme d’une grosse Audi qui épaterait ses collègues? Je n’avais pas l’impression d’avoir changé à ce point. Les choses importantes pour moi étaient toujours les mêmes: le courage, l’honnêteté, l’altruisme. Mais peut-être que déjà, à l’époque, ce n’était pas important pour lui? Peut-être que quand on est jeune et amoureux on croit naïvement que les autres nous ressemblent. Et puis un jour on tombe de haut en constatant que la petite postière maquillée comme un camion volé a semble-t-il des attraits qui effacent toute loyauté.
Je me suis revue, ce soir-là, en les découvrant enlacés au petit bar sur la place, un endroit qui ressemble un peu au Café des Sapins de Pollox. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite; puis j’ai voulu ne pas y croire, m’inventer une ressemblance avec un inconnu. Mais si, c’était bien lui, et je la reconnaissais elle aussi, avec son rouge à lèvres pourpre qui lui faisait une bouche de mangeuse d’hommes. Il n’y avait pas vraiment d’équivoque sur leur relation.
Les histoires de femme trompée, c’est d’une banalité affligeante, à ce qu’il paraît. Sauf pour la victime. Je suis passée par toutes les étapes obligatoires: incrédulité, velléités de meurtre à la pelle à tarte, ressentiment, pulsions de vengeance. Je crois que j’ai atteint la dernière, l’indifférence, ce jour-là, au bord du lac près de l’auberge.
Depuis ce jour-là, celui du daiko et du lâcher du barrage, j’ai l’impression de m’éveiller d’un très long mauvais rêve. C’est comme si j’avais enfin fait mon deuil de cette vie passée et que je m’autorisais de nouveau à vivre: je profite du calme, du lac et du beau temps, de la bonne cuisine, et plus surprenant encore, de la compagnie des autres. Je ne ressens plus le besoin de les éviter, je prends même plaisir à leur conversation.
Et puis, comme je le disais, les gens sont vraiment incroyables. Hier soir, en rentrant de ma randonnée j’ai entendu chanter sur le lac. Pas un pêcheur qui chantonnait en ramassant sa ligne, non: un baryton - à la voix quelque peu tremblotante cependant - déclamait de l’opéra à pleine voix dans un micro. Curieuse, j’ai accouru sur la rive pour apercevoir le comte Romanov, le vieux monsieur à l’accent russe, debout dans le canot du factotum de l’auberge, équipé d’un micro et d’une sono. Il paraissait ravi d’être au coeur de l’attention!
J’hésitais entre rire et m’inquiéter pour lui et sa stabilité précaire, quand la Toyota de Gaston a fait une arrivée remarquée, faisant crisser le gravier dans un grand dérapage. Les passagers se sont extraits du véhicule avec une certaine lenteur, et tout le monde a pu voir le secrétaire du comte se déshabiller maladroitement avant de se jeter dans l’eau froide du lac sous les encouragements de ses camarades, parmi lesquels j’ai pu reconnaître Gaston, le factotum de l’auberge et un nouveau membre du personnel que j’ai croisé ce week-end à mon étage. Ils paraissaient tous plus saoûls les uns que les autres et je crois n’avoir jamais autant ri qu’en les voyant organiser le rapatriement du soliste sur la terre ferme.
L’opération de sauvetage a été dûment commentée au dîner hier soir, et j’ai admiré la dignité et la stabilité de Vernon Tardif, gouvernante - c’était écrit sur son badge.
1 Commentaire de Kozlika -
Tu devrais parler à Diane, vous avez quelques points en commun il me semble (sans vouloir être indiscrète).
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
Quand on s’est aimé fort et qu’on se rend comte que l’autre a suivi une autre trajectoire, ce moment douleureux…
3 Commentaire de Pep -
Prochaine étape : piquer une tête dans le lac.
Un bon moyen de se rappeler qu’on est vivant, de mon point de vue. ;-)
4 Commentaire de Avril -
Histoire de faire traîner le supplice éternellement ?
Je plussoie également le commentaire de Sacrip’Anne.
5 Commentaire de Avril -
Histoire de faire traîner le supplice éternellement ?
Je plussoie également le commentaire de Sacrip’Anne.