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Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Ersterbach

Chambre 1

Question de liberté -Die Freiheitsfrage

Chère Marie-Ange,

Je vous ai laissée au bord de ce fameux dîner vendredi soir. Pour me remettre de ma conversation avec Anneliese, j’ai passé la journée à marcher. Le soir venu, je suis passée prendre Akikazi dans sa chambre et nous sommes descendus ensemble. Arrivés au restaurant j’ai pris sa main dans la mienne.

Je vois d’ici votre moue dubitative. Marie-Ange, vous me connaissez si bien ! Oui, la si peu démonstrative Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Esterbarch soi-même, que vous connaissez depuis trente ans, a pris la main de son amant comme une collégienne de quinze ans. Je ne sais si c’était pour défier la tablée ou pour me donner du courage. Peut-être un peu des deux. J’ai bien vu le regard étonné mais bienveillant d’Éric Javot et celui d’Anneliese, plus dur, qui tentait de cerner mon état d’esprit entre défiance et manque de confiance.

Le dîner s’est bien passé. Nous nous en sommes tenus aux paparazzi, à l’adultère, à la signification socio-politico-implacable des films d’Éric Javot… Que des sujets légers. Au milieu du repas, Anneliese, très subtilement et après l’avoir bombardé de questions sur des sujets aussi divers que son ex ou sa couleur préférée de chaussettes, a demandé à Akikazi :

— Quelles sont vos intentions envers ma mère ?

Ce sur quoi j’ai renchéri en souriant : Oui Akikazi, quelles sont tes intentions à mon égard ? pour tenter d’alléger l’atmosphère.

Il a rougi et sa réponse est gravée dans ma mémoire :

– Mes intentions envers Ann-Kathrin ? M’appliquer à lui apporter le plus de bonheur et de plaisir possible, car je sens que si elle est heureuse, je le serai en retour…

À mon tour de rougir. Anneliese s’est rendu compte qu’elle était peut-être allée trop loin et a changé de sujet. Le dîner s’est terminé sans plus de péripéties, quatre amis autour d’une table. Je me demande si les paparazzi auront su nous repérer et si oui, ce qu’il va en sortir.


Marie-Ange, j’ai posé cette question en riant mais je vous l’avoue, au moment où je l’ai posée, je souhaitais vraiment entendre la réponse, d’autant plus qu’Akikazi devait partir demain lundi. Les premiers jours sont passés si vite et voilà que la fin s’approchait et je n’avais pas envie que la fin s’approche ou peut-être avais-je envie que la fin s’approche ? J’ai l’impression de changer d’avis comme de culotte (est-ce bien l’expression française ?1) et suis sans cesse en train de remettre toutes mes certitudes en question.


Retour à vendredi. J’ai dormi dans ma chambre et Akikazi dans la sienne ce soir-là, pour la première fois depuis notre première nuit ensemble. Puisque nous dormions dans la même chambre, Anneliese et moi avons discuté jusque tard dans la nuit. Elle qui m’a tant poussée à demander le divorce a du mal à accepter que ma vie ait pris un tel cours. C’est drôle et triste à la fois. Je vois à quel point nous sommes prisonnières de nos éducations respectives. Moi de la mienne qui érige la capacité à supporter l’humiliation en vertu et fait de la résilience une soumission à l’ordre établi, elle de la sienne où une certaine idée de bienséance le dispute à l’esprit ouvert qu’elle a toujours revendiqué.

Elle m’a demandé si je comptais rectifier l’impression donnée par People Stars Magazine auprès de ses frères et si je voulais leur parler d’Akikazi. Je lui ai demandé de ne rien leur dire si elle le pouvait mais que s’ils insistaient elle était libre de raconter la vérité. Je préférerais leur dire de vive voix, lorsque et si j’en sais un peu plus sur la pérennité de notre histoire, mais je ne veux pas l’obliger à raconter des mensonges. Elle peut toujours confirmer sans mentir qu’il n’y a rien entre Éric Javot et moi. Quant à son père, rien ne m’est plus indifférent que sa réaction, ce qui m’étonne moi-même.

Nous avons abordé bien d’autres sujets. Du féminisme aux films d’Éric Javot en passant par les plantes du Jura. Je crois bien que c’est la première fois que nous avons véritablement échangé comme deux adultes, deux femmes, plutôt qu’entre mère et fille. Elle a voulu en savoir plus sur la nature de ma relation avec Akikazi et j’ai refusé d’en parler. Je me sens une farouche envie de préserver ce que nous avons et que je crois encore précaire et ma fille n’est pas une personne à laquelle je veux me confier, pas comme à vous, Marie-Ange.


Samedi, Akikazi et moi avons pu nous retrouver pendant qu’Anneliese prenait un peu de temps pour aller s’éclaircir les idées. Un tour du lac à deux, ce fameux lac et ses bosquets qui, si rien d’autre ne survit de cette histoire, seront à jamais gravés dans mon corps. Il m’a demandé si je souhaitais qu’il reste plus longtemps à l’auberge. Je crois qu’il avait un peu peur que l’arrivée d’Anneliese change nos arrangements et n’était pas sûr de savoir ce qu’il allait advenir de notre intimité. Je l’ai assuré du fait que rien ne changeait et que notre nuit séparée n’était qu’un incident de parcours, que nous nous sommes d’ailleurs empressés de rectifier dans ces fameux bosquets.

Quand Anneliese est revenue de sa longue balade, elle nous a annoncé, grandiloquente et souriante, qu’elle nous donnait sa bénédiction. Je me suis abstenue de lui dire que je m’en serais passée quoi qu’il advienne. Je suppose que je devrais être contente.

Nous avons dîné tous les trois. Pendant le repas qui s’est déroulé sans grande surprise (cette fois, Anneliese s’en est tenue à de vrais sujets légers), je me suis rendu compte plusieurs fois combien nous nous trouvions dans une étrange constellation. Mon amant, ma fille et moi, en train de déguster un excellent dîner, au fin fond du Jura. On peut dire que l’officialisation de notre relation est complète à l’auberge.

Bonne nouvelle ! Il reste de la place et Akikazi a pu ce matin prolonger son séjour. Il devra juste changer de chambre. J’en suis très heureuse.


Marie-Ange, je voudrais revenir sur ce qu’a dit Akikazi lors de ce fameux dîner vendredi. Vous savez combien vous écrire m’aide à mettre de l’ordre dans mes pensées.

“Je sens que si elle est heureuse, je le serai en retour”. Heureuse. Le suis-je ? Je ne me suis jamais demandé si je pouvais l’être et par conséquent il me semble que j’ai une définition erronée du bonheur. Ou pas de définition du tout. J’ai en revanche une très claire définition de ce que c’est de ne pas être heureuse.

Une des choses qu’Akikazi m’a dites m’angoisse un peu, pour tout vous dire. Lorsque je l’ai mis au courant de l’article de presse sur Éric Javot et moi, sa réaction a été de répéter quelque chose qu’il avait dit lors de l’une de nos premières conversations à propos de Charlotte, son ex. Il ne prétend avoir aucune exigence sur le corps de ses compagnes et si je souhaite avoir une aventure avec Éric Javot, je suis libre de le faire. Ce qui me fait le plus peur est la conviction que j’ai qu’il le pense vraiment. Ce n’est pas une phrase en l’air, c’est une réflexion mûrie et assumée. C’est l’un de ses traits de caractère qui me fascine le plus et qui me terrorise. Je me sens avec lui en totale liberté et ne me sens pas capable de lui rendre la pareille. Pour des milliers de raisons.

D’abord, j’ai déjà du mal à croire que je suis en train de vivre une aventure, alors vous imaginez combien j’ai du mal à imaginer en vivre deux ! Je n’ai pas osé le lui dire sur le moment, mais je pense que nous devrons avoir cette conversation un jour. J’ai déjà donné dans le “partage” et j’ai envie et besoin d’exclusivité. Envie et besoin de savoir que ce qu’il me donne, il ne le donne à personne d’autre. S’il lui prenait l’envie d’avoir une aventure alors que nous sommes “ensemble”, je ne me crois pas en mesure de le supporter.

En attendant d’avoir cette conversation avec lui, je vais de ce pas m’éclipser de ma chambre pour retrouver ses bras. Je vous remercie de m’avoir lue jusqu’ici et d’être cette amie à qui je peux tout dire.

Je vous embrasse,

A-K. v. A.


  1. NDT : En allemand, on change de sous-vêtements, pas de chemise - “Ich wechsele meine Meinung wie meine Unterhosen” 

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