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Virginie Le Gléau

Chambre 17

Tout le monde ici a sa part d'ombre

A ma table de petit déjeuner, je rêvasse en regardant le lac embrumé de l’autre côté de la vitre. J’ai échoué ici un peu par hasard, sur le conseil de mon médecin. Je ne voulais ni anti-dépresseur ni arrêt, alors il m’a prescrit des vacances: “Trois semaines, minimum. Dans l’endroit le plus paumé possible”. Un peu plus tard dans la conversation, il m’a parlé d’une cousine de sa belle-soeur qui ouvrait une auberge dans le Jura. J’ai écouté poliment, pas convaincue.

Et puis le premier jour de mes vacances est arrivé et je n’avais rien prévu. Pour avoir la conscience tranquille, j’ai appelé l’auberge du Jura, persuadée qu’il n’y aurait pas de place puisque je m’y prenais au dernier moment. La personne que j’ai eue au bout du fil s’est exclamée que j’avais de la chance, une chambre venait de se libérer, alors il a bien fallu que j’y aille.
Cela fait maintenant deux jours que je suis arrivée. Le silence me fait du bien, mais je me suis surprise à regarder mon téléphone toutes les trois minutes. C’est parfaitement inutile, personne ne va m’appeler, et de toute façon le réseau est faiblard. Et pourtant je ne peux pas m’empêcher de vérifier compulsivement mes messages et la liste d’appels. Hier soir, je suis donc allée voir Jeanne pour lui confier mon téléphone jusqu’à la fin de mon séjour. J’ai toujours des mouvements réflexes de mes mains vers ma poche, mais ça s’atténue. Par contre, les sonneries les téléphones des autres me filent des palpitations. Même le signal des messages me fait sursauter. Même le vibreur me stresse. Ces derniers temps, je laissais mon téléphone sur vibreur en permanence et voilà, on dirait que ça m’a rendue phobique à vie.

Avec les gens, ça va un peu mieux. J’ai craint le pire en constatant que l’auberge affichait complet mais heureusement, la clientèle est très calme. Assez étonnamment, la plupart des clients semblent être venus seuls. Mais est-ce vraiment si surprenant? Ils sont sans doute venus pour la même raison que moi. Du coin de la salle, je les observe: Julia, qui a l’air fatiguée et un peu triste, maintenant que je la regarde avec attention; mon voisin de la chambre 19, que la serveuse vient d’appeler “monsieur Genette”, bourré de tics et suintant l’angoisse; ce garçon de mon âge, à l’autre bout de la salle, à l’air distingué et mélancolique tout à la fois; et puis encore ce couple de randonneurs, dont la femme si fragile semble se remettre difficilement d’une chimio. Et tous les autres, ceux qui font bonne figure comme je l’ai fait si longtemps, quelle lassitude masquent-ils? Quelle blessure secrète les ronge sans que personne ne le sache?

Ou alors, c’est moi qui prends mon cas pour une généralité. Peut-être que je dois arrêter de voir de la tragédie partout. Pour la plupart des gens, c’est probablement physiologique de faire la gueule le matin.

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