Informations sur l’accessibilité du site

Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Ersterbach

Chambre 1

Eine Woche schon - Déjà une semaine

Chère Marie-Ange,

J’ai peur que cette idée de m’éloigner n’ait été une erreur. Je me sens vivre entre deux réalités. Celle que j’ai quittée, dans laquelle je suis une femme trompée et celle, future, où toutes ces choses ne me feront plus si mal. Vienne me manque et cette campagne jurassienne dont on m’avait dit tant de bien ne vaut pas les montagnes de Kitzbühel et la fraîcheur tyrolienne. Mais que voulez-vous, il faut bien que je me préserve et Kitzbühel en saison estivale aurait été tout sauf une destination sûre. L’année dernière à la même époque alors que nous y passions quelques semaines, cette canaille d’Armin avait été photographié en train d’embrasser à pleine bouche une femme qui n’était pas moi, sur une nacelle en partance vers les hauteurs. J’ai dû affronter les affres de la presse hystérique qui n’a eu de cesse de me poursuivre pour me demander de commenter.

Comme tout passe vite ! Je suis ici depuis déjà une semaine et j’ai l’impression d’être arrivée hier. Je me suis un peu détendue, il ne semble y avoir personne cherchant à me nuire. Les seules photos que je vois faire sont celles des dames touristes qui sans doute doivent déposer leurs photos sur quelque plateforme sociale qu’Anneliese n’aurait aucune difficulté à décoder pour moi. J’ai parlé avec elle avant-hier, elle semble dire que “la figure paternelle”, comme elle l’appelle, s’est calmée et que la conversation qu’Alrich et elle ont menée avec Armin semble avoir eu une répercussion sur son attitude (ma progéniture semble prendre ma défense de façon claire, c’est rassurant). J’ai déjà longé les rives de l’étendue d’eau sur laquelle donne ma chambre plusieurs fois et me suis promenée un peu partout. Je devrais aller visiter la ferme d’à côté, peut-être y trouverai-je une monture ? Je rêve d’une galopade à travers la campagne. J’ai cependant évité les interactions humaines autant que faire se pouvait. Serais-je devenue misanthrope ?

J’ai remarqué une autre femme qui comme moi apparemment tente de rester incognito, ou en tous cas qui s’en donne l’image. Elle porte des lunettes fumées toute la journée et est souvent à table seule aussi. J’ai aussi remarqué deux autres personnes, probablement voyageant en paire, dont la femme me semble bien maigre et furtive. Vous souvenez-vous de Constance, notre camarade de classe qui avait des problèmes avec la vie ? Brigitte (je crois que c’est son nom) me l’a rappelée. Elle porte constamment une espèce d’écharpe sur la tête, peut-être pour cacher… je ne sais, à vrai dire.

Dimanche dans la soirée alors qu’à mon habitude j’essayais de passer inaperçue et dînais tranquillement, l’une des occupantes de l’auberge, Natacha, s’est approchée et m’a demandé si elle pouvait s’asseoir. C’est une jeune femme d’une vingtaine d’années qui jusque-là s’affublait de jupes à paillettes aux couleurs dignes d’une allée d’expériences botaniques colorées ou pire, aux couleurs panthère ou je ne sais quelle espèce animale féline et dangereuse. Pour la première fois depuis que je suis arrivée elle était vêtue d’une blouse… — ah, je ne crois pas que ce soit la traduction française, j’ai une vague réminiscence de grammaire piégée… Comment appelle-t-on les chemises que portent les femmes, j’ai oublié ? et avait laissé tomber ses courtes jupes bigarrées. Bref, elle était à peu près présentable. Je dois vous avouer Marie-Ange que je n’avais guère envie de faire sa connaissance ni d’écouter sa logorrhée mais je n’ai pas eu la chance de pouvoir lui résister. Je suis trop polie pour l’avoir repoussée, j’ai essayé en la regardant méchamment mais elle n’a pas flanché. Du coup elle s’est assise à ma table et a commencé à me raconter sa vie.

Comme j’ai eu peine à la comprendre ! Elle parle à une vitesse incroyable et essaime ses tirades de paroles incompréhensibles. “Peuchère” (j’ai dû regarder sur internet ce que cela voulait dire) semble être utilisé comme une virgule à Marseille, d’où elle est originaire. Elle ne savait même pas ce qu’était l’Autriche et l’a appelée l’Autre riche, ce qui j’en conviens m’a fait me mordre les lèvres pour ne pas trop rire. De ce qu’elle m’a raconté, je pense que Toni, sa “moitié”, est une belle racaille qui apparemment se joue d’elle. Cela ne m’étonnerait pas qu’il lui serve excuse après excuse et lui cache quelque chose, et quelque chose de grave. Certaines des choses qu’elle m’a dites m’ont troublée et me rappellent Armin et ses échappatoires que j’ai gobées si longtemps. J’ai essayé de la mettre en garde et lui ai demandé de rester vigilante. Je ne suis pas certaine qu’elle ait tout compris. Passée la première contrariété de la voir s’asseoir à ma table, je me rends compte que j’ai apprécié sa compagnie. Il émane d’elle une candeur et une fraîcheur à laquelle la bassesse de la haute société de Vienne ne m’a pas habituée.

Anneliese a menacé (ce sont ses propres termes) de venir me retrouver ici avec Alrich. Je ne sais si j’en ai envie ou si cela me fait peur. Vous me manquez Marie-Ange, être en France me fait penser à vous plus fort. Je vous dis à très bientôt dans une autre missive.

Toutes mes amitiés,

A-K. v. A.

Haut de page