Informations sur l’accessibilité du site

Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Délices du jour

Premier jour quasi complet de repos depuis des semaines : pas de réunion de chantier, pas d’entretien d’embauche, à jour des tâches administratives, Denis au service ce midi.

Lisa commence demain, elle s’occupera du restaurant le midi et le soir. Il ne restera que les petits-déjeuners et les repas du week-end à se partager avec Denis. Cette aide sera la bienvenue car quand Léandre sera parti Mme Danchin, qui prendra sa suite, ne viendra pas tous les jours pour le ménage des chambres et des parties communes.


De la grande mansarde à la fois chambre, salle de jeu, boudoir et bazar, parviennent les voix joyeuses d’Adèle et Mathilde. M. Constant a accepté très volontiers que les filles passent la journée ensemble, avec enthousiasme même. Ce matin, Adèle a présenté Mathilde à son père et ses frères lors de leur appel hebdomadaire en visio. Mathilde a appris à dire bonjour et au revoir en portugais, les jumeaux ont fait des efforts pour utiliser les quelques phrases en français que leur sœur leur a apprises mais ensuite la conversation s’est surtout déroulée entre Adèle et Tiago, passant sans rupture de rythme d’une langue à l’autre, d’une phrase à l’autre. C’est toujours assez fascinant à écouter. Tiago s’est encore excusé auprès d’elle de ne pouvoir la prendre cet été ; il n’a pas de congés puisqu’il vient d’embaucher aux cuisines d’un centre touristique, mais il est convenu qu’il viendra à la Toussaint avec Rosa et les garçons et qu’Adèle ira à Porto pour les vacances de Noël et Pâques. Il s’est bien sûr enquis de la carte du restaurant, déformation professionnelle : et est-ce que c’est aussi bon sur les papilles que l’énoncé le laisse espérer, et qu’elle transmette à Janette qu’il n’a pas oublié ses raviolis aux écrevisses, et que si l’auberge marche si bien c’est grâce à elle et surtout à lui qui a su la convaincre de passer l’été ici, et que par conséquent il attend son énorme part de dividendes. Et dis à ta mère qu’elle doit absolument décrire par le menu détail chaque membre du personnel et chaque client dans son prochain mail, pas le résumé bâclé de l’autre jour. Et elle dort au moins ta mère ? N’hésite pas à lui donner un petit coup derrière la nuque si besoin. Tiago quoi, bien meilleur ami qu’il n’a été compagnon. Et super papa… surtout depuis qu’il a d’autres enfants.

Après déjeuner, Adèle a sorti le jeu des Mille Bornes qu’elle a trouvé dans les étagères du salon des clients. En l’absence de règles du jeu dans la boîte défraîchie elles ont inventé les leurs en les complétant au fur et à mesure. Si la virevoltante Mathilde, avec ses jolies fossettes, est encore clairement dans la zone de l’enfance, Adèle oscille perpétuellement entre la petite fille qu’elle est encore et l’adolescente qui pointe le bout de son museau. Elle se fait tour à tour l’égale ou la protectrice de sa compagne de jeu, décide autoritairement de règles qui la favorisent puis prise de remords bascule le levier de l’autre côté. Quelle jeune fille, quelle femme deviendra-t-elle ? Gardera-t-elle sa capacité actuelle à prendre les gens tels qu’ils sont, à s’adapter à eux comme un caméléon ? Lorsqu’elle bêtifie avec tel ou telle cliente qui lui prête l’âge mental d’un mouflet de maternelle, le fait-elle par dérision ou par souci de répondre avec ménagement aux attentes de son interlocutrice ?


Les fenêtres à double vitrage filtrent efficacement les bruits du dehors, les volets à demi-fermés tamisent plus encore la lumière déjà chiche de ce temps grisonnant.

Les filles sont sorties prendre le goûter de l’autre côté du lac, pas le moins du monde découragées par le ciel couvert. Elles ont rempli leurs sacoches de vélo de gâteaux, plaids, jeux et sont parties pour la Grande Aventure que représentent ces mille mètres parcourus sans adultes, Mathilde prenant la tête avec l’inépuisable énergie dont elle fait preuve depuis son arrivée. Henri a prévu d’aller pêcher par là, par pur hasard bien entendu, et saura garder un œil vigilant mais discret à distance depuis sa barque. C’est lui qui l’a proposé ; on pourrait presque croire que le détachement nonchalant qu’il affiche est factice.

Les coussins moelleux du canapé incitent à la sieste ; peut-être – mais tout à l’heure – oui peut-être se laisser glisser sans résistance dans la béatitude de cette première dizaine de jours sans véritables accrocs. Mais d’abord il faut prendre le temps de goûter paisiblement le silence, ce délicieux sil

Haut de page