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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

C'était un 15 juin

C’est quand même pas commun pour une auberge de démarrer un lundi plutôt qu’un samedi. — Un client.

C’était un 15 juin et j’avais dix-neuf ans. Gabriel et moi étions arrivés dans mon petit logement de Courseulles – une ancienne loge de concierge en rez-de-chaussée –, la camionnette de location emplie des cartons réunissant toutes mes possessions, c’est-à-dire certes pas grand-chose mais ces petits trésors mémoriels qui nous nourrissent lorsqu’on quitte le nid, et puis mes vêtements, mon beau diplôme tout neuf, mes albums photo, mes papiers.

Le propriétaire, ami de mon futur patron, avait voulu bien faire les choses et avait lancé quelques travaux de rénovation : peintures fraîches, remplacement de l’équipement de la cuisinette, remise de l’électricité aux normes. Tout aurait dû être prêt trois jours avant notre arrivée, mais bien sûr les travaux avaient pris du retard. « Ne vous inquiétez pas, ce sera fini d’ici ce soir. », nous ont dit les peintres, qui en effet en étaient aux retouches.

Alors nous avions déchargé les cartons, les avions empilés tant bien que mal dans la chambrette en poussant contre les murs les quelques meubles que le propriétaire m’avait autorisée à me faire livrer d’avance et nous étions repartis marcher le long de la plage. Nous avions fait des dessins dans le sable, Gabe avait pris des poses de sirène au bord de l’eau tandis que je le photographiais en riant et en lui promettant d’ajouter des paillettes au post-traitement. Le soleil avait décidé d’honorer mon arrivée pour mon installation d’adulte. Nous avions fait le projet de nous voir à tous mes jours de repos, Gabe et moi. « C’est tout près, Caen, et j’ai une voiture, je vais veiller sur toi, Crevette. »

Nous étions repassés à l’appartement. « Là on part en pause déjeuner mais d’ici deux heures ça sera bon, il n’y a plus que le ménage à faire. » La petite terrasse à deux coins de rue nous tendait les bras ; de là on voyait l’hôtel où j’avais hâte de prendre mes fonctions ; on voyait la plage ; on voyait un peu plus loin ma rue. Après déjeuner, en dégustant notre café, on a ri parce que Gabe essayait de me parler mais la sirène d’un camion de pompiers qui passait couvrait sa voix. « Tu parles d’une villégiature, c’est plus bruyant qu’à Lyon ici ! » s’était-il esclaffé.

Le camion avait enfilé ma rue et nous avons tourné la tête pour guetter sa disparition et reprendre notre conversation. C’est là que nous avons vu la fumée dense et noire, le camion qui s’arrêtait, les pompiers déroulant la lance à incendie, l’attroupement qui commençait à se former. Nous avons payé en vitesse, couru jusqu’à l’immeuble.

L’appartement était dévasté. Les ouvriers arrivés eux aussi au pas de course, essoufflés, pâles. « Ça ne fait même pas une demi-heure qu’on est partis, c’est pas possible », répétait l’un d’eux en boucle, « c’est pas possible. » Les pompiers ont rapidement maîtrisé l’incendie. Tout baignait dans quelques centimètres d’eau, ce qui n’avait pas brûlé était totalement détrempé. Une odeur âcre, reconnaissable même quand on ne l’a jamais connue. Gabriel m’a prise par les épaules et m’a fait assoir au bord du trottoir. « Respire. » « C’est rien, c’est que des objets, personne n’est blessé. C’est rien, je suis là, Crevette. »

Perdus à jamais mon journal intime que je tenais depuis mes onze ans, les photos arrachées à ma mère à force de négociations, ma robe qui-répare-tout-quand-tu-la-mets, le collier de pâte à sel peinte exactement semblable à celui de mon amie d’enfance qu’on avait faits une soirée bruissant de nos chuchotements pour ne pas réveiller les parents, le stylo-plume porte-bonheur de ma lettre de motivation, le calot « Big Cheffe » offert par Gabe, repoussant mes objections (puisque je te dis que ça n’est PAS une formation de cuisinière ! – M’en fous, t’es la cheffe quand même) d’un revers de main. Rien, il ne me restait rien.

J’ai pourtant passé là les quatre meilleures années de ma vie, patrons adorables, hiérarchie respectueuse, clients sans prétention. Je suis même restée dans le logement provisoire offert par les patrons après l’incendie toute la durée de mon poste et j’ai regretté qu’ils partent en retraite sans repreneur.

Mais depuis, je vérifie les dispositifs anti-feu partout où je travaille, je contrôle la présence de détecteurs et le bon fonctionnement de l’alarme que ce soit ou non dans mes attributions et j’ai fait vérifier le circuit électrique par un expert indépendant en plus des contrôles obligatoires. Et une partie des mansardes peut servir à accueillir du personnel. Au cas où.

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